De deux langues nait une troisième

Le mitchif (ou métchif) est une langue parlée traditionnellement par les Métis du Saskatchewan, du Manitoba, à travers le Canada et même au Dakota du Nord. La langue a été le sujet d’intenses discussions en linguistiques à cause du caractère unique de sa création.

Le professeur Nicole Rosen de l’Université du Manitoba étudie le mitchif depuis ses années d’études graduées et elle a travaillé sur un dictionnaire en ligne pour essayer de documenter et de préserver la langue. En dépit de tout ce qui rend le mitchif intéressant et spécial, la langue n’a jamais reçu l’attention de la part des documentalistes ni les efforts de revitalisation dont elle a besoin. Malheureusement, tout comme de très nombreuses langues indigènes d’Amérique du Nord, elle se trouve au bord de l’extinction. Ce qui est en jeu ici, c’est une langue qui représente les deux versants de l’histoire canadienne : l’histoire du Canada précolonial et l’histoire des colons européens et de leur émigration vers l’ouest.

J’ai eu l’énorme privilège de parler de cette langue fascinante avec le Professeur Rosen.

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Michael Iannozzi : Qu’est-ce que le mitchif ?

Nicole Rosen : Le mitchif, c’est une langue parlée par un sous-groupe du peuple métis, un mélange de français et de cri des plaines mais c’est aussi un peu d’anglais et d’ojibwé.

MI : D’où vient la langue?

NR : Autant que nous sachions, elle s’est formée au début du XIXe siècle, dans la Vallée de la Rivière Rouge, autour de Winnipeg. On la parlait déjà dans les années 1820 ou 1830. Elle a été créée en grande partie par les colons français qui ont épousé des femmes indigènes et qui ont créé une nouvelle culture, la culture métisse, ainsi qu’une nouvelle langue.

MI : C’est bien plus tôt que ce que je pensais; les colons français se seraient trouvés dans cette région avant les années 1820 mais n’auraient pas commencé à créer cette culture jusque-là ?

NR : Il est possible qu’il y ait eu un groupe avant cette date mais les traces les plus anciennes que nous avons de la langue remontent à cette période. Il existe certainement des traces de la langue et de la culture avant cette époque mais ce n’est pas avant les années 1820 que ce groupe, de manière collective c’est-à-dire en tant que communauté, a été appelé « Métis » ou « Métis de la Rivière Rouge ». Avant cette date, nous n’avons pas de traces évidentes de la création par les Métis de leur propre culture et leur propre identité. Il est probable que tous ces changements ne se soient pas produits avant les années 1820 lorsque les colons ont commencé à émigrer aussi loin à l’ouest.

MI : Donc, aujourd’hui, où trouverions-nous des locuteurs de mitchif ?

NR : Il y a des locuteurs dans quelques communautés au Manitoba comme à Camperville, San Clara et autour de Binscarth. Il y a d’autres communautés métisses avec des locuteurs au Saskatchewan, en Alberta et au Dakota du Nord. Dans les années 1870 et 1880, les Métis étaient dispersés, ou plutôt, il serait plus adéquat de dire qu’ils avaient fui la vallée de la Rivière Rouge à cause de rebellions et de batailles. Ils se sont donc dispersés à travers les prairies. La bataille de 1885 est celle qui a vraiment marqué la fin des colonies métisses dans la vallée de la Rivière Rouge ; Louis Riel a été pendu ; la langue mitchif et la culture métisse sont passées dans l’ombre après ça.

Avant ça, les Métis jouissaient en fait d’une place plutôt bonne dans la société parce qu’ils avaient une double culture et qu’ils étaient multilingues ; ils connaissaient la région comme leur poche et la plupart d’entre eux allaient à l’école si bien qu’ils pouvaient commercer entre les groupes de colons et les peuples indigènes. Grace à leur héritage double, ils pouvaient souvent s’entendre avec chacune des communautés : les Premières Nations aussi bien que les colons.

MI : Avant 1885, ils pouvaient faire partie des deux communautés alors qu’après cette date, ils ne faisaient plus vraiment partie d’aucune ?

NR : Oui, malheureusement ils se sont ensuite cachés et c’est à partir de ce moment-là que les Métis ont vraiment commencé à devenir des marginaux. C’est également à cette époque que de plus en plus de Québécois francophones, les Québécois qui n’étaient pas de sang métis, se faisaient recruter pour partir s’installer à l’ouest : ces nouveaux colons ont vraiment contribué à la marginalisation des personnes métisses.

MI : Si la langue est devenue clandestine en un sens, le fait qu’elle a pu survivre la rend d’autant plus intéressante. Les locuteurs étaient éparpillés à travers les Prairies et pourtant, la langue a été capable de survivre.

NR : La langue mitchif s’est vraiment cachée. Elle n’était parlée qu’à la maison, ce n’était pas la langue que les Métis tendaient à utiliser ailleurs. Il y avait aussi des communautés métisses qui, après leur dispersion, ont tout simplement essayé de ne pas se mélanger avec les autres communautés afin de garder leur culture vivante. Une autre facette de leur persécution et de leur isolement est que leur culture clandestine et leur statut de marginaux signifiaient qu’ils évitaient parfois de se faire envoyer dans des écoles en internat. Les internats tendaient à cibler les réserves et beaucoup de Métis vivaient juste dans les forêts en se nourrissant des ressources de la terre ; certains ont pu garder leur langue et ainsi éviter d’attirer l’attention sur eux. Certains, certainement pas tous ni même la majorité mais certains, ont pu le faire parce qu’ils se trouvaient si dispersés et isolés.

MI : Alors, diriez-vous que cela explique aussi pourquoi ils ont été capables de garder leur langue vivante? Parce qu’ils se sont gardés pour eux-mêmes et qu’ils ont essayé d’éviter de faire partie de trop de communautés différentes ?

NR : Je crois que oui. C’est là une généralisation plutôt énorme bien sûr. À cause de leur dispersion et de leur multiculturalisme, les peuples métis sont très divers quant à leurs histoires et expériences. De ce fait, il est très difficile de généraliser ou même de dire que quelque chose s’est passé généralement de telle ou telle manière, en particulier parce que le mitchif est seulement une des langues des Métis. Ces derniers parlent aussi une variété métisse du français et une variété métisse du cri, parmi d’autres langues, si bien que lorsque vous essayez de décrire cette chose qu’on appelle le mitchif, les choses deviennent quelque peu ambiguës. Pour les linguistes, le mitchif, c’est cette langue métisse. Cependant, les Métis eux-mêmes voient le mitchif comme une langue parmi quelques autres.

MI : Si vous deviez faire une estimation: combien de locuteurs diriez-vous qu’il existe ?

NR : Nos meilleures estimations donnent un nombre de plusieurs centaines; néanmoins, nous ne savons pas vraiment parce que même si un locuteur peut cocher la case « mitchif » sur le formulaire de recensement, le mitchif peut signifier trois langues différentes ; nous ne savons donc pas à quelle langue se réfèrent nécessairement les gens qui disent pouvoir parler le mitchif. Je ne pense pas que celui-ci ait été inclus dans le dernier recensement de 2011 mais même s’il a été inclus dans le précédent, les nombres qui en sont ressortis étaient plutôt insignifiants à moins de savoir à quelle langue les locuteurs se référaient : un locuteur peut très bien cocher la case « mitchif » mais qu’est-ce que cela signifie ? Français mitchif, cri mitchif ou mitchif métis ?

MI : Quand une langue romane, le français, et une langue algonquine des Premières Nations, le cri des Plaines, se mélangent, qu’est-ce que cela finit par donner ?

NR : Il existe différents points de vue sur cette question mais en gros, on dirait effectivement qu’il y a une grosse influence française mais c’est principalement du cri des plaines. Les noms et les adjectifs tendent à provenir du français tandis que la plupart des verbes tendent à provenir du cri. C’est là une description bien générale : en réalité le découpage n’est pas exactement aussi clair.

MI : Est-ce qu’un francophone comprendrait le mitchif mieux ou moins bien qu’un locuteur de cri ?

NR : Un locuteur de cri va comprendre le mitchif un peu mieux qu’un locuteur de français mais ce serait quand même très difficile. Cependant, je crois que la langue, de manière générale, ressemble plus à une langue algonquine des Premières Nations qu’à une langue romane comme le français. Cependant, un grand nombre de mots français y sont incorporés et même des sons qui existent en français mais pas dans le cri des plaines font désormais partie du mitchif.

MI : Comment en êtes-vous venu à étudier le mitchif ? Comment en avez-vous-même entendu parler ?

NR : Je pense que par le passé, la plupart des gens n’avaient même jamais entendu parler du mitchif, même ici à Winnipeg. Je crois que c’est moins vrai de nos jours mais la langue n’est toujours pas connue à grande échelle. C’est en fait pendant mes études de master en linguistiques françaises à l’Université de Toronto que j’ai entendu parler du mitchif pour la première fois. Les phénomènes de contact du français avec d’autres langues comme pour les créoles [par exemple aux Antilles] m’ont toujours intéressée.

Quand on étudie les langues en contact, il y a toujours une section qui couvre les « langues métisses » et c’est toujours le même exemple : le mitchif. Il y en a d’autres mais c’est celle qui est la plus communément utilisée pour illustrer les langues métisses. Et puis je me suis dit : « Vraiment ? Des Métis le parlent ici, au Canada ? Moi, je viens de Winnipeg et ces gens-là parlent le mitchif là-bas ? Je n’en avais jamais entendu parler ; Il faut que j’aille chercher ce que c’est. » C’est vraiment ce qui a tout déclenché. J’ai trouvé des informations sur le mitchif et ensuite j’ai appelé la Fédération des Métis du Manitoba pendant mes études de master ; j’ai demandé si des gens parlaient le mitchif ou s’ils pouvaient me dire quoi que ce soit sur la langue. Il s’est avéré qu’ils venaient de concevoir un projet sur la langue mitchif. J’ai ainsi commencé ma collaboration avec eux, collaboration que je continue encore aujourd’hui. Tout s’est bien terminé.

[Un Android App pour la langue michif]

[Un Android App pour la langue michif]

Un sincère merci au Professeur Nicole Rosen pour son temps et son aperçu fascinant sur la langue mitchif. Le professeur Rosen a réalisé un travail significatif avec les aînés métis qui parlent le mitchif en créant un dictionnaire en ligne et en réalisant des enregistrements disponibles dans un atlas linguistique des langues algonquines. De manière plus importante, son travail a exigé d’écouter les besoins et les objectifs des communautés métisses quant à la revitalisation et à la documentation de leur langue…. Ou plutôt, comme nous venons de l’apprendre, de leurs langues. Les Métisses, plus que beaucoup d’autres groupes, ont suivi un chemin différent pour former leur langue, leur culture et leur communauté. Celles-ci sont jeunes et pourtant, elles ont déjà eu leur compte d’épreuves et de querelles ; néanmoins la culture métisse et les langues mitchifs sont toujours célébrées de nos jours. Espérons que cette langue fascinante, qui a joué un rôle tellement important dans l’histoire du Canada, survivra longtemps.

Le professeur Rosen m’a fourni plusieurs ressources pour pouvoir en apprendre davantage sur la culture métisse et les langues mitchifs :

L’Institut Gabriel Dumont

L’Institut Louis Riel

Le Projet de la Langue Mitchif

[En anglais]
Rappelez-vous : restez fiers des langues que vous savez parler. Votre héritage reste toujours attaché à une langue ; soyez fiers de ce qui fait de vous un être unique.

 

A tantôt, eh,

 

Michael Iannozzi

 

Merci bien à notre traductrice Floriane Letourneux