La Tavola est devenue canadienne

Cette semaine nous allons discuter avec Caroline di Cocco de ses aventures pour préserver l’histoire, la langue et la culture de gens qui représentent l’un des plus grands groupes d’immigrés au Canada : les Italo-canadiens.

Les Italiens représentent un large pan de l’histoire de l’immigration canadienne. Lors du recensement de 2011, 1,5 millions de Canadiens, soit 4,6% de la population totale, ont déclaré avoir un héritage, au moins partiel, italien. Les Italiens qui sont venus, et continuent de venir au Canada, avec leur langue (ou plutôt leurs langues comme on le verra plus tard), font maintenant intégralement partie du paysage linguistique canadien. C’est le travail de Caroline di Cocco et d’autres gens à travers le Canada, que de préserver les histoires, les expériences et la langue de ces gens. Pas seulement pour leurs descendants mais pour tous les Canadiens.

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[En faisant du vin à la main]

MI: Qu’est-ce qui vous a amenée à vous impliquer dans ce travail de documentation de l’héritage des Italiens au Canada ?

CdC : J’ai commencé à récolter de la documentation pour l’histoire de La Présence italo-canadienne au milieu des années 80. J’avais essayé de trouver des éléments historiques indiquant la présence italienne dans la région de Sarnia en Ontario. En regardant les écrits sur l’histoire de la ville, la chose la plus proche du sujet que j’ai pu trouver est qu’il y a eu une augmentation de la population italienne dans les années 50 à cause de l’augmentation du nombre de raffineries. Je me suis mise à suivre les pistes suivantes : comment la présence italo-canadienne a-t-elle changé la communauté de Sarnia-Lambton, et comment les Italiens ont-ils, eux, changé en se créant un nouveau foyer et une nouvelle vie dans cette région ? J’ai eu la profonde impression que si on ne prenait pas la responsabilité de faire des recherches et de créer des archives sur les histoires qui constituent la présence italo-canadienne, ces histoires seraient perdues à jamais pour les générations futures.

MI: Racontez-nous l’histoire de l’immigration italienne. Quand les Italiens sont-ils venus au Canada ?

CdC : L’histoire de l’immigration italienne comporte beaucoup de complexités qui pourraient remplir des volumes de livres. Pour vous répondre simplement, je peux évoquer brièvement deux aspects. Ces histoires se sont construites sur des luttes, des sacrifices, la survie, la débrouille, le travail, l’adaptation et le succès ; et elles ont aussi débouché sur la création d’une identité unique et différente de celle des Italiens d’Italie. Tout cela s’est créé parce que les Italiens se sont accrochés à leur propre identité et à leurs valeurs tout en recréant en même temps cette identité dans le contexte canadien. L’histoire de l’immigration à Sarnia Lambton a été mise à l’écrit dans un livre One by one… Passo dopo passo. Dans l’introduction, la docteure Gabriele Scardellato a écrit : « à partir de la fin des années 1870 jusqu’au début des années 1980 un total d’environ 630 000 Italiens ont immigré au Canada. » Dans notre recherche sur la région nous avons trouvé des preuves de la présence d’un certain Charles Ribighini en 1870 qui était venu pour travailler dans les gisements de pétrole dans la région de Petrolia. [Il se peut que ce Ch. Ribighini soit le tout premier Italien à être venu au Canada bien que personne ne puisse jamais en être sûr à 100%.]

De nombreuses versions de cette histoire et de ces aventures se retrouvent éparpillées partout à travers le pays et dans des collections privées. Ces histoires d’Italo-Canadiens, qu’on a recueillies, sont fragmentées et beaucoup sont cachées du public. On a besoin de faire plus de recherches parce que les collections et les histoires personnelles se retrouvent perdues ou oubliées génération après génération.

Afin de préserver ces histoires, de les rendre accessibles au public mais aussi de documenter celles qui doivent encore être racontées, on a fondé le Projet d’Archives Italo-Canadien (ICAP) [https://icap.ca/?lang=fr].

MI: De quoi s’agit-il? Parlez-nous de ce projet.

CdC : Le Projet d’Archives Italo-Canadien (ICAP) est une organisation à but non lucratif et une S.A., qui a pour but de promouvoir et d’organiser une stratégie nationale pour recueillir, préserver et rendre accessible les informations sur les expériences italo-canadiennes à travers le pays. À cette fin, l’ICAP a créé à travers tout le Canada un réseau de chercheurs, établis et émergents, qui travaillent dans le domaine des études italo-canadiennes afin de collaborer, de s’associer et de se connecter avec d’autres individus, groupes, organisations et institutions partout dans le pays, tous ceux qui s’intéressent à l’expérience italo-canadienne. Grace à ce réseau, l’ICAP travaille à encourager et à soutenir des activités qui cherchent à préserver et à fournir un accès à la documentation sur l’expérience italo-canadienne.

MI: Pourquoi est-il important de préserver l’italien que parlent les immigrants et leurs descendants au Canada ?

CdC : Je crois que l’identité de notre héritage est directement liée à cette langue en particulier. En comprenant et en parlant la langue de notre héritage, on crée une connexion plus forte avec la culture et on est capable d’engager le dialogue avec d’autres gens au sein de la communauté, ce qui en retour nous donne l’impression de faire partie de cet héritage.

MI: Comment les Archives utilisent-elles les informations qu’elles récoltent pour créer et renforcer cette connexion ?

CdC : L’ICAP ne récolte pas directement les informations mais il facilite la préservation des collections. Il le fait grâce à son réseau national d’experts qui aident à identifier des collections qui risquent d’être perdues, et qui aident aussi à rediriger ces collections vers des services d’archives telles que le Musée canadien de l’histoire, ou vers des archives locales. Partout au Canada les membres de l’ICAP aident à rassembler les communautés italo-canadiennes pour qu’elles engagent la conversation pour parler de leurs histoires, et aussi pour encourager les communautés locales à collecter, préserver et rendre accessibles leur histoire. Nous encourageons les gens à partager leurs histoires parce qu’elles représentent une partie importante de l’histoire du Canada. Nous les aidons, avec des experts, à trouver un moyen de préserver leur histoire. Nous offrons des ateliers et nous essayons de mettre en contact des communautés qui ont les mêmes idées pour effectuer ce genre de travail. Enfin, nous offrons du soutien et des conseils pour s’assurer que toute documentation est préservée que ce soit dans des archives locales, provinciales, universitaires ou nationales.

En gardant ces documents, histoires et artefacts dans les archives, nous nous assurons qu’ils sont gérés et catalogués professionnellement et, au fil du temps, numérisés et rendus accessibles à tous les Canadiens.

MI: Pourquoi est-il important d’enregistrer les voix et les histoires des immigrants italiens et de leurs familles ?

CdC : Les voix et les histoires des immigrants italiens nous parlent d’expériences, de changements radicaux dans la vie des gens et de comment leurs vies ont eu un impact sur les communautés dans lesquelles ils se sont installés. Ces histoires sont celles de gens qui, pour la plupart, viennent de milieux très modestes. Les histoires sont importantes à de nombreux égards et je crois qu’il est de notre responsabilité de nous assurer que les générations futures puissent aussi les entendre. Si nous ne documentons pas notre histoire, alors qui le fera ? Après tout, ça nous aide à mieux nous comprendre nous-mêmes et aussi à comprendre comment nous nous intégrons dans le tissu social canadien.

MI: Comment culture et langue sont-elles liées?

CdC : Culture et langue sont intrinsèquement liées l’une à l’autre. L’identité culturelle est enracinée dans la langue à de nombreux égards. Prenez par exemple la relation qu’ont les Italiens à la nourriture. Quand une table est considérée sous sa simple forme physique, le nom est de genre neutre ‘il tavolo’. Mais quand la table est mise pour recevoir des invités à diner, ou bien même quand elle est préparée pour un repas familial, il ne s’agit plus d’un simple objet physique et objectif et le genre féminin est alors utilisé : on dit ‘ la tavola’.

MI: Qu’est-ce que les expériences des immigrants italiens nous disent sur la langue et l’immigration plus généralement ?

CdC : Les histoires et les expériences nous disent que, bien que les gens s’adaptent à une vie dans un nouveau pays, qu’ils s’y habituent, qu’ils la reconstruisent, leur identité reste intrinsèquement connectée à leur langue et à leur lieu d’origine. La formation de leurs valeurs et de leur façon de penser se trouve en majeure partie connectée à leurs racines. Leur comportement est de nombreuses manières façonnée par le lieu d’origine et est lié de près à leur héritage. En gros, je vois que la vie quotidienne des immigrants, bien qu’ils soient maintenant à tous égards canadiens, est pleine d’habitudes et de façons de vivre qui sont étroitement liées à leur héritage ethnique et historique. [Par exemple, ma grand-mère fait toujours du pain frais le matin à l’âge de 78 et ce, presque tous les jours. Elle a des amis qui connaissent des lieux ‘secrets’ où ils récoltent des asperges sauvages et des champignons chaque année, et qui transmettent le nom de ces lieux à leurs enfants. La pleine lune d’octobre est toujours utilisée comme repère pour dire quand le vin pressé dans les garages doit être mis en bouteille ou rangé dans les casiers.]

MI: Vous avez publié un livre sur l’histoire des Italiens dans la ville de Sarnia (il se trouve que c’est justement aussi ma ville natale). Quelle a été l’expérience et l’histoire des Italiens du sud-est de l’Ontario et est-ce qu’elles diffèrent de celles ailleurs au Canada ?

CdC : Je trouve qu’il y a beaucoup de similarités mais aussi des différences significatives. Les histoires ont un thème commun quel que soit l’endroit où les Italiens se sont établis, pas seulement au Canada mais partout dans le monde. Pour la plupart, une forte éthique de travail et des unités familiales proches sont les valeurs communes où que vous alliez.

J’ai observé que dans les villes les plus petites, les Italiens semblent s’être intégrés plus rapidement au sein de la communauté canadienne bien qu’ils continuent à maintenir une fierté de leur héritage. Dans les petits centres urbains, les personnes d’origine italienne s’identifient soit comme italo-canadiens ou simplement comme Canadiens d’origine italienne. Dans les grands centres urbains où le nombre d’Italiens est de l’ordre de centaines de milliers, comme à Toronto, ils ont créé des « Petites Italies » et il semble qu’ils restent davantage connectés à leur lieu d’origine. À partir de mes conversations avec de nombreux groupes et personnes, il semble qu’ils s’identifient plus avec l’Italie.

Lorsque dans la conversation on en arrive à parler de l’histoire italo-canadienne, je trouve que dans les petites villes les gens se focalisent sur leur parcours pour venir ici au Canada tandis que dans les grandes villes il s’agit plutôt de ce que ça signifie d’être italien.

MI: Y a-t-il des différences entre l’italien parlé à Sarnia, à Windsor, à Toronto ou ailleurs au Canada ? Pourquoi à votre avis ?

CdC : À cause de ‘l’immigration en chaîne’ [qui permet à un immigrant, une fois la citoyenneté ou la résidence permanente acquise, de sponsoriser ou d’amener la famille étendue à les rejoindre dans leur nouveau pays], les gens d’une même ville ou région d’Italie s’installent dans les mêmes lieux au Canada. Du fait que la plupart des gens qui ont émigré étaient très peu éduqués, ils ne parlaient pas l’italien standard mais leur dialecte particulier, qui est souvent une langue très différente. Par exemple si le groupe vient de Sicile, les gens parlent sicilien. Pour quelqu’un comme moi, originaire du centre de l’Italie, le sicilien est une langue étrangère.

Il existe beaucoup de dialectes différents provenant tous d’Italie. Ces dialectes sont tous labélisés italiens ; néanmoins ils sont distincts les uns des autres. En fonction de l’endroit où un groupe spécifique d’immigrants italiens s’est installé, on verra un dialecte commun. Par exemple, la majorité des Italiens à s’être installés à Sarnia viennent d’une région du sud du Latium, connue sous le nom de Ciociarie ; vous entendrez donc parler ce dialecte. À Toronto le plus grand nombre des immigrants viennent de Calabre, beaucoup de Sicile, certains de Frioul, des Abruzzes, du Molise, tandis qu’un nombre beaucoup plus petit vient du sud du Latium. Non seulement vous avez différents ‘italiens’ parlés d’une ville à l’autre mais vous avez aussi une grande variation dans les villes mêmes.

C’est seulement ces 20 dernières années peut-être, à cause de l’éducation de masse, que la plupart des gens parlent l’italien ‘standard’ en Italie et que malheureusement les dialectes se perdent.

MI: Avez-vous l’impression que l’expérience ‘d’être italien’ au Canada a changé au cours des 50 dernières années ?

CdC : Oui je pense que ça a changé. On est passé d’une ‘italianité’ dotée au départ d’une vision négative ou péjorative à un état de ‘c’est dans le vent’ aujourd’hui. L’expérience a changé parce que les Italiens ont gagné le respect des autres Canadiens au fil du temps. Au fur et à mesure que les Canadiens interagissaient avec les Italiens, ils étaient de moins en moins suspicieux à leur égard. Cette compréhension les a menés à apprécier les valeurs italiennes du dur labeur, de la famille, de la bonne nourriture, ainsi de suite et, bien sûr, cela a marché dans le sens inverse aussi puisque les Italiens se sont intégrés de plus en plus dans la société canadienne.

Malheureusement, cette acceptation a mené à la perception que la langue italienne n’est pas nécessaire et donc à un désintérêt pour l’apprentissage de l’italien. Il y a de moins en moins d’Italo-canadiens aujourd’hui qui parlent italien.

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[Mes grandparents, Rita et Cataldo, et mon oncle et père, Frank et John]

Il existe l’expression « canadien à trait d’union ». Cette expression représente l’idée que beaucoup de Canadiens ne s’identifient pas simplement à l’identité canadienne. Si vous posez la question à beaucoup de Canadiens, dont beaucoup dans ma propre famille, ils ne diront pas qu’ils sont canadiens, mais plutôt qu’ils sont « X-canadiens ». Par exemple, ils se considèrent peut-être « italo-canadiens » ou peut-être même seulement « italiens » (la partie canadienne étant présupposée).

Seulement très peu de Canadiens, s’ils veulent bien remonter deux ou trois générations en arrière, trouveront que leurs ancêtres vivaient au Canada. Nous sommes une nation faite de nationalités différentes. Les Canadiens, ce sont les Premières Nations, les Inuits, les Métis mais aussi des Somaliens des Ukrainiens, et des Thaïlandais. Ces héritages nous façonnent individuellement et aussi en tant que nation. Être italien n’est pas quelque chose dont j’ai besoin dans la vie quotidienne mais ça m’aide à me sentir plus en adéquation avec mon passé.

En fait je me considère tout simplement canadien ; je n’utilise pas de trait d’union mais ma famille est faite d’Italiens et de Néerlandais et ça, ça fait partie de ma réalité en tant que Canadien. Ce que ça signifie d’être canadien est aussi divers que les nationalités, les gens et les langues qui font notre pays ; ça, c’est l’une des choses que je préfère quant au fait d’être canadien.

Et parce que ce serait irresponsable, même une abnégation de mon devoir, de ne pas vous fournir de délicieuses recettes italiennes, en voilà (recettes écrites en anglais) :

http://www.theglobeandmail.com/life/food-and-wine/food-trends/have-you-tried-zeppole-its-a-pastry-lovers-fever-dream/article4096172/

http://www.anitaliancanadianlife.ca/recipes/ciambelle-with-fennel/

 

A tantôt,

 

Michael Iannozzi

Merci bien Floriane pour ton aide!

 

 

Les parents utilisent les babyphones, mais les bébés nous ecoutent aussi

Cette semaine je me suis entretenu avec la Docteure Ailis Cournane de l’Université de Toronto. Nous avons discuté de l’acquisition d’une langue primaire (ALP), en particulier de la manière dont les bébés et les enfants en bas âge acquièrent leur(s) langue(s) maternelle(s), et de leur façon de s’y prendre. Vous êtes-vous déjà demandé si votre enfant comprend votre « langage de bébé » ? Si vous pouviez élever un enfant parfaitement trilingue ? Ou s’il importe que votre enfant n’arrive pas à se souvenir qu’on ne dit pas « chevals » ou « journals » (‘gooses’ et ‘mices’ dans le texte original) ? Comprendre grâce à l’ALP comment nos enfants font pour acquérir une langue est la première étape vers l’obtention d’une réponse à certaines de ces questions. Même si vous n’avez pas d’enfant, vous en étiez un autrefois ; alors voyons ce que l’enfant qui se trouve en chacun d’entre nous pense de la façon que nous avons tous d’apprendre notre première langue. Tout comme pour de nombreux autres aspects de l’éducation des enfants, quand on a son propre enfant, on a tendance à avoir le sentiment d’être des experts en développement de l’enfant. Mais en ce qui concerne l’acquisition d’une langue première, on peut se tourner vers des spécialistes comme la Professeure Cournane pour nous aider à comprendre cette science qui se cache derrière ce processus et comprendre quels genres de vérités universelles il existe vraiment. Même si vous n’avez pas d’enfants, vous en étiez un autrefois. Allons voir tout de suite ce que l’enfant en chacun de nous pense de notre façon d’apprendre notre langue maternelle.

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[Moi quand j’avais eu 2 ou 3 ans. Le spaghetti m’a rendu heureux…certaines choses ne changent jamais]

Michael Iannozzi : Qu’est-ce qui vous a d’abord intéressé dans l’étude de l’acquisition d’une langue primaire ?

Ailis Cournane : À l’origine je travaillais sur les changements linguistiques et je voyais là constamment des références au rôle que joue l’enfant-apprenant dans ce processus de changement linguistique [Le changement linguistique est la manière dont les langues évoluent au cours du temps, ce qui signifie en général, sur plusieurs générations]. On pense que les enfants ré-analysent la langue lorsqu’ils l’apprennent et qu’ils construisent leur propre grammaire mentale [interne et subconsciente]. Cependant, en dépit du fait qu’on observe cette théorie partout et du fait qu’elle soit largement acceptée, personne ne l’avait suffisamment explorée en rapport avec les changements linguistiques. Je me suis donc intéressée à la langue des enfants parce que je m’intéresse d’abord au changement. Le développement et le changement ont beaucoup en commun.

MI : Comment définit-on l’acquisition d’une langue primaire ?

AC : L’acquisition d’une langue primaire (ALP) décrit le processus et les propriétés de la langue des bébés, des tout-petits et des enfants en bas-âge au fur et à mesure qu’ils acquièrent leur(s) langue(s) maternelle(s). L’enfant commence sans aucun langage (mais avec une capacité pour le langage !) et, grâce à une contribution sociale de la part de locuteurs qui l’entourent, il construit graduellement sa ou ses langue(s). Je dis ‘langue(s)’ parce que beaucoup d’enfants sont exposés à plusieurs langues si bien qu’ils les acquièrent simultanément.

MI : Comment l’apprentissage d’une langue primaire est-il différent de l’apprentissage d’une langue seconde ?

AC : Il y a quelques différences importantes. Tout d’abord, avec l’ALP, il n’y a pas d’autre langue déjà en place. Si vous êtes un enfant apprenant l’anglais, vous construisez votre première langue en utilisant seulement votre capacité linguistique et votre exposition à des locuteurs plus âgés. En ce qui concerne l’acquisition langue seconde [ALS], vous avez déjà une langue en place ! Quand vous apprenez l’anglais en tant qu’adolescent, par exemple, vous l’apprenez donc en relation avec votre langue maternelle (disons le mandarin). L’anglais que vous apprenez en tant que L2 entre en compétition de plusieurs manières avec le mandarin que vous avez appris en premier [Une L2 est la deuxième langue d’une personne, celle qu’on a apprise en deuxième.] Deuxièmement, il apparait que l’ALS requière plus de motivation et un enseignement plus explicite que l’ALP : cours, exercices, se forcer à parler avec des locuteurs natifs, etc. L’ALS semble aussi montrer des étapes importantes moins bien définies que l’ALP.

MI : Qui sont ces sources principales de contribution pour l’acquisition de la première langue, L1, d’un enfant ?

AC : Les sources principales de contribution pendant la petite enfance sont les personnes principales qui s’occupent des enfants [parents, enseignants, personnel de crèche, de jardin d’enfants, nounous…]. Très tôt, lorsque la plupart des enfants dépendent largement de leur mère, la contribution maternelle est généralement la plus forte. Les frères et sœurs plus âgés jouent aussi un rôle tôt dans le développement. Une fois que l’enfant va à une crèche ou une école maternelle, les enfants du même âge commencent à jouer un rôle plus important.

MI : De qui un enfant prend-il son accent?

AC : Eh bien, un enfant, en particulier un enfant plus âgé ou un enfant unique, modèle d’abord sa langue sur celle de ces principales personnes qui s’occupent de lui ; c’est d’eux qu’ils reçoivent la plupart de la contribution linguistique. Cependant, les enfants s’adaptent très vite à leurs congénères dès qu’ils entrent à la crèche ou à l’école maternelle. C’est pourquoi les gens dont les parents sont des immigrés ne partagent pas l’accent de leurs parents mais plutôt celui de leurs pairs. Par exemple, mes parents viennent d’Irlande mais mes frères et moi avons grandi à Montréal. Nous avons un accent anglais canadien avec les traits attendus des anglophones de Montréal. Nous avons occasionnellement une certaine influence irlandaise mais notre façon de parler est bien, bien plus proche de celle de nos pairs que de celle de nos parents.

MI : Est-ce que les composantes de la langue des enfants (accent, grammaire, prononciation, etc.) sont apprises séparément, à partir de différentes sources ou sont-elles apprises simultanément ?

AC : Simultanément. Cependant l’intérêt ou le point principal de concentration des changements développementaux peuvent se produire dans différents domaines à différents moments. Par exemple, puisque les mots sont faits de différents sons, l’enfant a besoin de commencer à décrypter le système sonore d’une langue avant de pouvoir vraiment saisir des mots (sans parler des mots complexes ou des phrases). Ceci dit, les sons sont contenus dans des mots si bien que l’enfant apprend aussi nécessairement les mots lorsqu’il se concentre sur le développement des sons. Il y a là en jeu des interactions très complexes.

MI : Alors que les enfants apprennent leur première langue, ils font tous des erreurs: qu’est-ce que ces erreurs nous disent sur la manière d’apprendre à parler ?

AC : J’aime bien appeler les erreurs ou les fautes des analyses « divergentes » ou « créatives » parce que ces analyses sont productives et systématiques et elles émergent d’aspects qui indiquent comment l’enfant apprend [cela signifie que les erreurs qu’un enfant produit comme de dire « chevals » pour « chevaux » et « journals » pour « journaux » sont logiques même si elles ne sont pas correctes. En d’autres termes, les erreurs sont calquées sur un modèle et peuvent s’expliquer.]

Elles n’ont l’air d’erreurs que quand on les compare aux normes de grammaire adultes mais, elles ne sont en réalité pas vraiment des erreurs ; elles montrent, par exemple, le dévoilement par l’enfant des règles linguistiques et l’application de ces règles (parfois des exceptions). Par exemple, les enfants sur-appliquent souvent le passé des verbes réguliers aux verbes irréguliers : ‘prendu’ pour ‘pris’ ou ‘couri’ pour ‘couru’ (les exemples originaux en anglais sont ‘goed’ pour ‘went’ et ‘eated’ pour ‘ate’). Cela montre que l’enfant comprend comment former de manière productive le temps passé. C’est une grande prouesse et ça montre la prise de conscience de modèles et la capacité à généraliser une règle.

MI : Les erreurs qu’un enfant produit en parlant sont-elles malgré tout un genre d’erreur? Est-ce qu’on peut dire qu’une prononciation incorrecte est le même genre d’erreur que de dire ‘prendu’ ou ‘couri’ ?

AC : Pas nécessairement. Une prononciation incorrecte, par exemple, peut avoir une cause physiologique (contrôle musculaire, état de l’appareil vocal en développement, coordination, etc.), cognitive (compréhension du système des sons de la langue, organisation), ou même les deux.

L’omission de mots grammaticaux (par exemple dire ‘envie partir’ (‘wan go’ dans le texte original) laissant de côté le pronom et le verbe ‘j’ai’ et le marqueur infinitif ‘de’ (‘I’ et ‘to’ en anglais), et ce que ces erreurs signifient, sont des sujets de débat bien connus. La question est de savoir si l’enfant les omet parce qu’ils ne sont pas saillants dans le signal sonore de la langue [l’enfant n’entend-il pas les autres composantes ?] ou, parce qu’ils sont grammaticalement plus complexes et abstraits ? Ou est-ce même une combinaison des deux ? [La signification de « envie manger » (‘want eat’ dans le texte original) prononcé par un enfant à l’heure du diner est plutôt claire même si c’est grammaticalement incorrect.]

MI : Existe-t-il un ‘ordre’ dans la manière d’apprendre une langue ? Les enfants apprennent-ils certaines choses en premier et d’autres en dernier ?

AC : Oui ! Cet ordre est en parti déterminé par la logique : les phrases sont faites de mots et les mots sont faits de sons si bien qu’on ne peut pas sauter tout de suite vers l’apprentissage de phrases si on n’a pas d’abord compris deux ou trois choses du système sonore de la langue. En simplifiant quelque peu, la première tâche de l’enfant consiste ainsi à percer le système sonore des paroles qu’il entend autour de lui (ou le système gestuel de la langue des signes). Une partie de l’apprentissage des modèles sonores dans une langue consiste à apprendre où se trouvent les limites des mots dans le flux de paroles. Nos paroles sont des flux acoustiques continus, sans frontières, mais notre grammaire mentale sait où placer ces frontières [c’est pourquoi quand on entend une langue qui ne nous est pas familière, on pense souvent que les locuteurs parlent vite. Ce sentiment est dû au fait qu’on n’entend pas où les mots se terminent.]

Nous avons appris à faire cela quand on était enfants en résolvant ce qu’on appelle « le problème de segmentation ». Ce problème réfère à la façon dont un enfant apprend où un mot se termine dans le flux continu et où le mot suivant commence. La recherche actuelle affirme pour la plupart que les enfants comptent très fortement voire seulement sur le contrôle des possibilités transitionnelles entre les sons. Les combinaisons de sons qu’on retrouve fréquemment dans le flux de paroles sont considérées comme étant des mots. C’est seulement en ayant une compréhension de la phonologie de la langue, c’est-à-dire une compréhension de quels sons se combinent ensemble et comment, que les enfants peuvent progresser pour associer des sens à des mots et pour apprendre comment les mots peuvent se combiner en des mots plus complexes, et en phrases.

MI : Cet ordre est-il le même pour toutes les langues? Quelles sont les différences pour les enfants qui apprennent des langues maternelles différentes ?

AC : Oui, autant que nous sachions, l’ordre est remarquablement similaire à travers des langues diverses. L’enfant, contrairement à quelqu’un qui essaierait d’apprendre une seconde langue, n’a aucun savoir préalable d’aucune langue. Le développement est ainsi lourdement déterminé par des problèmes d’apprentissage qui peuvent le restreindre. L’enfant doit deviner le système sonore, les formes et les modèles des mots, leur signification, les règles grammaticales (syntaxiques), etc. La tâche est dans l’ensemble la même en dépit de la variation de la langue acquise. La langue des signes américaine, bien qu’elle s’exprime dans un mode différent (mode gestuel, visuel, plutôt que oral, auditif) est connue pour être très similaire en termes de développement aux langues parlées lorsque nous considérons les étapes importantes : les babillages, les premiers mots, les premières combinaisons de mots (les premières phrases), la surgénéralisation des règles, etc. Ceci dit, la plupart des langues n’ont pas été suffisamment étudiées dans leur développement et l’emphase a été principalement mise sur les langues européennes occidentales et sur d’autres langues proéminentes, largement répandues, comme le japonais ou le mandarin.

MI : Comment les adultes, les parents ou les personnes qui s’occupent des enfants changent leur façon de parler quand ils s’adressent aux enfants ?

AC : Les personnes qui s’occupent des enfants utilisent souvent ce qu’on appelle « la communication dirigée vers les enfants ». On l’appelle aussi « langage enfant » [langue spéciale d’interaction avec les enfants]  ou « mamanais » [« motherese » en anglais]. Cette forme de langue a des caractéristiques phonétiques distinctes : le ton est plus aigu que d’habitude, les modèles des accents toniques sont exagérés, et les voyelles sont plus longues. Ces traits phonétiques sont perçus comme ayant un « affect heureux ». Les enfants et les tout-petits répondent de préférence aux affects heureux.

Il y a aussi des preuves indiquant que les adultes utilisent un vocabulaire simplifié pour représenter des catégories basiques de mots, par exemple : une mère peut appeler un tigre « un gros chat » lorsqu’elle parle à son enfant. De plus, il existe aussi des preuves selon lesquelles les adultes simplifient leurs phrases qui contiennent des mots que l’enfant est prêt à apprendre [pour les mettre en évidence]. Par exemple, un père peut très bien dire « Tu veux de l’eau ? » à son bébé de 12 mois plutôt que « Est-ce que tu veux un verre d’eau ?». On pense que les adultes complexifient inconsciemment les discours adressés aux enfants au fur et à mesure que celui-ci grandit linguistiquement.

MI : Est-ce que ce changement est utile pour les enfants?

AC : Ça semble être utile mais pas nécessaire. Il existe des différences interculturelles dans la manière qu’ont les adultes et en particulier les personnes qui s’occupent d’enfants, d’interagir avec les enfants. Nous savons que les enfants et les enfants en bas âge réagissent au langage enfantin ; ça peut peut-être les aider que d’exagérer les limites entre les mots et les autres caractéristiques qui caractérisent le flux discursif ; ça peut ainsi les aider à apprendre des mots, mais aider ne signifie pas être nécessaire. La plupart de notre recherche a été menée sur des enfants apprenant une langue dans des sociétés occidentales à l’époque récente si bien qu’il est juste de dire que jusqu’à présent, nous en savons plus sur cette situation d’apprentissage que sur toutes les autres situations d’apprentissage encore existantes.

MI : Est-ce que les enfants apprennent leur langue maternelle différemment?

AC : Oui. Il y a des variations parmi les enfants mais on doit voir cela comme secondaire par rapport à des tendances et des similarités très fortes. Ainsi, il y a plus de similarités dans la façon d’apprendre une première langue qu’il n’y a de différences. En gardant cela en tête, on peut parler de ce qui varie.

Tout d’abord, les enfants peuvent souffrir d’un désordre qui affecte leur développement langagier (par exemple le syndrome de Down, l’autisme, le syndrome de Williams) ou bien ils peuvent avoir une déficience auditive qui les empêche d’accéder correctement à la langue parlée (mais étrangement pas à la langue des signes s’ils y sont exposés). Alors, même parmi les enfants qu’on peut considérer comme ayant un développement normal, au regard du langage, la chronologie du développement varie. Certains enfants atteignent les étapes majeures bien plus tôt que d’autres, mais tout ça dans des tranches d’âge normales. Par exemple certains enfants vont prononcer leurs premiers mots avant l’âge de 10 mois tandis que d’autres ne pourront pas les prononcer avant leurs 2 ans. C’est comparable à l’éventail d’âge où les enfants commencent à marcher, allant de l’âge de 9 mois pour certains à l’âge de 18 mois pour d’autres. Le retard linguistique n’est diagnostiqué que chez les enfants de plus de 4 ans parce qu’avant cet âge, les enfants peuvent varier énormément dans leur développement sans que cela ne soit alarmant.

La personnalité de l’enfant affecte aussi son développement. Certains enfants sont calmes et prudents alors que d’autres seront plutôt loquaces. La nature de l’interaction linguistique avec les personnes qui s’occupent d’eux importe aussi. Certaines études ont montré que le statut socioéconomique est un facteur significatif pour le développement lexical et syntaxique. Des chercheurs ont suivi des familles américaines et ont analysé leurs paroles. Les personnes de statut socioéconomique plus bas ont moins de chance de poser à leurs enfants en bas âge des questions ouvertes du type : « Qu’est-ce que tu dessines ? » mais plus de chances de s’adresser à eux avec des questions totales [dont la réponse est ‘oui’ ou ‘non’] comme « Est-ce que tu dessines ? ». De plus, elles ont aussi plus de chances d’utiliser des mots d’interdiction, comme « ne fais pas ci ! » en comparaison à des adultes de statut plus élevé. Les enfants de statut élevé ont en moyenne un vocabulaire plus large et atteignent les jalons du développement syntaxique un peu plus tôt.

MI : Comment un enfant affecte-t-il la langue de ses parents?

AC : Ma recherche répond directement à cette question mais c’est un domaine qui a déjà reçu par le passé beaucoup d’attention théorique mais peu de recherche a été faite à partir de données réelles. En d’autres termes, beaucoup de chercheurs pensent que les enfants jouent un rôle dans le changement linguistique mais quant à savoir si c’est vrai ou pas, la réponse n’est pas encore claire du point de vue concret de la recherche. Nous savons que les adolescents sont des « adoptants précoces » ; ils sont plus à même d’adopter et de répandre les changements linguistiques. Pensez, par exemple, à l’utilisation de la formule de citation en anglais « be like » (faire genre) : « He was like, ‘thank you’ » (il m’a fait genre ‘merci’). Cependant est-ce que ces nouvelles variantes dans la langue émergent à partir d’innovations effectuées dans la langue enfantine ?

J’examine cette question pour les expressions modales (les mots qui expriment la possibilité en anglais : must, can, might, maybe, probably, etc.) Il apparait effectivement que les enfants font des analyses compatibles avec l’évolution de la langue au cours du temps. Cependant, ‘compatible’ ne signifie pas nécessairement ‘causal’, alors restez à l’écoute !

MI : Est-ce que votre recherche affecte votre façon de parler aux enfants maintenant?

AC : Je ne pense pas, à part peut-être que, plus je travaille avec des enfants, plus je suis à l’aise avec tout plein d’enfants différents ! Ceci dit, travailler sur le langage des enfants affecte sans aucun doute ma façon de les ’écouter’ ! J’adore leur parler pas seulement à cause du contenu de ce qu’ils disent, mais à cause de la forme linguistique de ce qu’ils disent.

MI : Qu’est-ce que vous préférez dans votre travail d’étude ?

AC : La créativité linguistique ! Les enfants utilisent leur langue qui est en plein développement pour vivre leur jeune vie et ils produisent beaucoup de phrases créatives lorsqu’ils essaient de s’exprimer. Le problème en soi est fascinant et complexe : comment un enfant sans langue part-il de cette étape pré-linguistique pour devenir un adulte pleinement linguistique ? La langue est complexe et systématique, et il est tellement facile de la prendre pour acquise. Mais quand on doit réfléchir explicitement à ce qu’un petit apprenant fait, on est régulièrement frappé : c’est merveilleux de voir que les humains peuvent même apprendre une langue.

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[Ma maman et sa jumelle étaient en train de discuter l’économie.]

Un grand merci à Ailis Cournane de nous avoir ramenés dans notre enfance et de nous avoir appris comment on a un jour appris à parler. L’un des grands avantages des études linguistiques, ou des langues plus généralement, c’est que vous êtes constamment stupéfaits par les complexités du langage et par notre capacité à manier inconsciemment et sans effort cette complexité.

Le fait que la version bébé de ma personne a été capable d’apprendre le mot « tracteur » parmi ses premiers mots, est plutôt remarquable. Petit Michael a été capable de trouver où commence et où se finit le mot (avec un « t » et un « r »), d’identifier les sons au milieu, et d’associer cette suite de sons à cette machine énorme que mon grand-père conduisait avec moi dans son champ, et puis de produire ces sons sans qu’on me le demande, lorsque je l’ai vu la semaine suivante. Pas si mal quand on considère que, après 10 ans, je bataille toujours pour utiliser correctement la négation en français.

A tantôt,

 

Michael Iannozzi

Merci bien Floriane pour ton aide avec la traduction.

 

Un nouvel an, un ancien an fantastique

Bonne Année à tous!

 

Un petit billet de moi aujourd’hui. Je veux vous remercier tous pour votre soutien à notre musée en 2015. Je me suis joint le Musée canadien des langues en août 2014 à faire le travail bénévole pour ce blogue, et nos comptes de Twitter et Facebook.

 

Il est toujours un honneur énorme dont je suis fier à contribuer. Je suis donné la chance à parler avec des professeur(e)s, étudiants, et membres des communautés qui font du travail fantastique sur les langues. Je suis aussi très chanceux d’avoir l’opportunité de partager avec vous tous ce que j’aime des langues, et je suis très reconnaissant de votre générosité et patience.

 

Je veux remercier, en particulier, tout le monde qui a partagé leur recherche et travail avec moi et nos lecteurs. Aussi, Elaine Gold et Katharine Snider-McNair, la chaire et assistante exécutive du musée; elles sont toujours patientes, et toujours prêtes à m’aider avec n’importe quoi. Merci à vous.

 

Je veux aussi remercier Floriane Letourneux. Elle est la traductrice de nos billets de blogue (sauf celui-ci, alors les fautes sont tous les miens), et elle est trop patiente et gentille avec moi. J’entends souvent de ceux qui me disent que les traductions sont très bien faites, et je veux dire que c’est grâce à Floriane, et son travail excellent.

 

En 2016, je veux commencer à faire des petits billets sur les étudiants en des cycles avancés. Une idée j’ai essayé à commencer en septembre, mais il était un temps trop chargé avec des nouveaux étudiants et un nouvel an pour les universités. Alors, si vous êtes un(e) étudiant(e) canadien(ne), ou si vous étudiez quelque chose canadien sur les langues, contactez-moi à canlangmuseum@gmail.com. Aussi le document est ici : profils d’étudiant(e)s.  Je serais très heureux de parler avec vous.

 

Alors, enfin, n’hésitez jamais à me contacter avec des idées, des avis, ou d’autres choses. Je suis toujours reconnaissant de parler avec tous qui suit notre musée, et je veux bien savoir si vous avez des nouvelles, des événements, ou d’autre chose que vous voulez partager avec notre musée.

 

À tantôt, merci, et bonne année et bonne santé,

 

Michael Iannozzi

 

 

Il n’est pas ce qu’elle dit, mais comment elle le dit

LeAnn Brown a récemment reçu son doctorat de l’Université de Toronto ; elle est aussi ponctuellement instructrice à l’Université de Calgary et assistante de recherche à l’Université du Manitoba. Elle étudie comment les traits de personnalité, l’orientation sexuelle et le sexe des gens se manifestent tous (s’ils se manifestent) dans leur discours, et comment tout cela façonne le pouvoir dans notre société.

Voici la première partie d’une entrevue en deux parties avec LeAnn. Cette semaine nous discutons de comment le discours des femmes est traditionnellement stigmatisé et de comment cette stigmatisation devient un moyen de critiquer les femmes en général.

La publication en deux semaines se concentrera sur les questions LGBTQ.

Les recherches effectuées ou citées par LeAnn reflètent des partis pris cruciaux sur notre société. En ayant une meilleure compréhension de ces questions, nous pouvons travailler à y répondre et à les surmonter.

[Les hommes et les femmes se sont comparés leurs façons de parler depuis toujours]

[Les hommes et les femmes se sont comparés leurs façons de parler depuis toujours]

Michael Iannozzi : Qu’est-ce qui vous a d’abord intéressée à étudier la façon dont le pouvoir, le sexe biologique et l’orientation sexuelle façonnent l’usage de la langue ?

LeAnn Brown : En tant qu’étudiante sous-graduée j’avais un peu entendu parler des « sexolectes », cette idée que les femmes et les hommes parlent différemment. Je me suis demandé : est-il facile pour les individus transgenres de pouvoir acquérir un nouveau sexolecte ? Et cette question est devenue l’épicentre de mon projet de maîtrise et une partie de ma recherche doctorale. Étudier les questions cis genres (c’est-à-dire non transgenres) et transgenres soulève toutes sortes de questions sur le pouvoir et l’orientation sexuelle si bien que mon intérêt pour toutes ces questions a évolué à partir de cette première question de base.

MI : Comment définissez-vous le pouvoir dans une conversation entre deux personnes?

LB: Il existe beaucoup de définitions différentes car il existe différentes sortes de pouvoir. Un bon point de départ pour définir le mot est de dire que vous avez le pouvoir si vous avez accès au prestige, à un statut social, à des richesses et à des opportunités. Lorsqu’on parle de langue et de facteurs sociaux généraux tels que le genre, l’orientation sexuelle, la race ou l’ethnicité, la classe sociale, on parle de la personne qui a le pouvoir d’établir les normes au sein d’une société. La société canadienne anglophone d’aujourd’hui est pour la plupart le produit de populations blanches, anglophones, chrétiennes, valides, hétérosexuelles et cis genres. Ainsi, cette société est majoritairement dirigée dans la plupart des secteurs (systèmes politique, religieux, judiciaire mais aussi dans l’éducation) par des hommes blancs, anglophones, chrétiens, valides et hétérosexuels. Non seulement ils ont accès au prestige, au statut social, aux richesses et aux opportunités mais ils ont aussi le contrôle de qui a accès à tout cela. Défier ce genre de pouvoir nécessite des mouvements sociaux : par exemple le mouvement américain des Droits Civiques, le mouvement féministe, toutes les luttes contre les discriminations au travail envers les membres des communautés LGBTQ.

Tout cela se trouve en arrière-fond lorsque deux personnes ont une conversation mais leurs propres réalités sociales et le contexte, dont le but même de la conversation, affectent aussi la relation de pouvoir. Ces éléments ne sont pas statiques puisque le contexte ou le but peuvent changer en même temps que l’équilibre du pouvoir. Il n’y a donc pas de réponse simple et unique à cette question.

MI : Comment le sexe des locuteurs joue-t-il un rôle dans l’équilibre des pouvoirs et, est-ce que cela a changé ces dix dernières années ?

LB : En ce qui concerne la société canadienne, les femmes ont maintenant plus accès au pouvoir dans les domaines sociaux que par le passé mais il existe toujours des iniquités de pouvoir. Je ne pense pas que la plupart des gens disputeraient cela étant donné la prévalence de la violence domestique contre les femmes, les proportions plus élevées de femmes (et d’enfants) vivant dans la pauvreté, les écarts de salaire basés sur le sexe ainsi que le manque de femmes au gouvernement en comparaison avec les hommes. La langue reflète tout cela.

Par exemple, si on regarde l’histoire de notre façon d’évoquer la langue anglaise, on découvre qu’on a supposé qu’elle était l’arène des hommes. L’écrivain Thomas Hardy a noté qu’ « il est difficile pour une femme de définir ses sentiments dans une langue qui est principalement créée par les hommes pour définir les leurs. » On a supposé que les hommes étaient des locuteurs et des écrivains standards, utilisant la grammaire et la prononciation « correctes ». Bien entendu, cela n’incluait pas tous les hommes : seulement les hommes blancs, anglophones natifs et éduqués. Par exemple, dans son livre sur la grammaire anglaise (1922), Jespersen a écrit des chapitres spécifiques pour parler des discours des locuteurs non-standards comme les « étrangers » et les femmes. Quand vous êtes au pouvoir, c’est vous qui pouvez décider de ce qui est « formel » ou « standard » et de ce qui ne l’est pas (ce qui est de qualité inferieure). Ça maintient le système, vous et tout le monde, en place.

Pourtant la recherche de Labov à la fin des années 60 et dans les années 70 aux États-Unis a révélé des résultats intéressants qui n’appuient pas ce point de vue sur la langue. Il a trouvé que les femmes anglophones, au-delà des limites d’ethnicité ou de classe sociale, produisent plus de formes standards que leurs homologues masculins. Il a aussi trouvé que les femmes ont tendance à être les innovatrices de la langue, en maintenant la langue vivante et vibrante, en participant par exemple à la création de nouvelles formes syntaxiques, de nouveaux points lexicaux ou de nouveaux changements vocaliques, dans un premier temps à des taux plus importants que pour leurs homologues masculins. C’est le célèbre « paradoxe sexolectal » de Labov.

MI : Que reflètent ces résultats quant à nos idées préconçues et à nos attentes ?

LB : Ces types de résultats sont importants parce qu’ils indiquent une importante déconnexion entre ce que des groupes spécifiques de locuteurs produisent et ce que des groupes de locuteurs spécifiques pensent de ce que les premiers groupes produisent. C’est-à-dire que nous avons des stéréotypes sur les groupes de locuteurs qui ne sont pas basés sur des données linguistiques à proprement parler et cela se maintient pour le facteur « sexe » aussi bien que pour d’autres facteurs sociaux.

C’est le travail de Robin Lakoff au début des années 70 qui s’est vraiment concentré sur la question des « sexolectes » (c’est-à-dire les différences linguistiques selon les sexes). L’importance de son travail a été minimisée parce qu’elle se basait sur ses propres intuitions en tant que femme universitaire blanche plutôt qu’à travers des études de vrais gens dans la vie quotidienne ; mais elle reste une personnalité importante à mon avis et ce, pour deux raisons. D’abord, elle a clairement identifié les limitations du travail mais elle reconnait aussi que ces différences linguistiques sont avant tout des différences de pouvoir. La langue des femmes reflétait l’impuissance tandis que celles des hommes reflétait le pouvoir si bien qu’il ne s’agit pas fondamentalement d’un problème de rôles entre les sexes mais d’un problème de répartition du pouvoir entre chaque sexe dans le schéma sociétal. Deuxièmement, elle a identifié des variables spécifiques que les femmes ont tendance à utiliser dans son expérience. Ces variables ont ensuite été recueillies et utilisées par des chercheurs ultérieurs dans leur propre recherche quantitative. Par exemple, les déclarations évasives (« plutôt », « je suppose », « tu vois »), les mots bouche-trou (’tu sais’, ‘euh’. ‘quoi », « bah », « ben », « style », « t’sais veux dire ») et les questions de reprise (« n’est-ce pas ? », « non ? »)

Les études ultérieures, comme celles de Shuy (1993) qui étudient des transcriptions d’auditions de tribunal soutiennent le premier point de Lakoff. Au tribunal, lorsqu’un témoin et un avocat ou un juge discutent, il y a une différence nette de pouvoir : dans la conversation, le témoin est la personne avec le moins de pouvoir. Nombre de signaux linguistiques que Lakoff a identifiés comme faisant partie de la langue des femmes, l’utilisation des réponses évasives et les mots bouche-trou par exemple, se retrouvent dans le discours du témoin, indépendamment de leur sexe. Curieusement, la recherche de Shuy suggère que l’utilisation de ces outils linguistiques moins forts mène à ce que le locuteur ne soit pas cru ; et cela a des conséquences en termes de verdicts juridiques et de condamnations.

MI : Pouvez-vous donner des exemples de la façon dont des traits du « discours des femmes » sont vus négativement ?

LB : Ce qui est intéressant à mon avis, c’est de savoir si une variable est stigmatisée parce qu’elle n’est pas standard ou parce qu’elle est utilisée par des femmes. Le contour intonatif montant est un excellent exemple. Pour faire simple, celui-ci consiste à faire une déclaration mais avec l’intonation de l’interrogation. En Amérique du Nord, on considère souvent que ce phénomène est exclusivement celui de jeunes femmes (des innovatrices !). Lakoff a aussi noté que le contour intonatif montant chez les femmes exprime l’hésitation et le besoin de réassurance. Ce cas est intéressant parce qu’il semble que tout le monde le remarque. En anglais nord-américain, il est très fortement associé aux jeunes femmes, mais négativement, en faisant passer la locutrice comme manquant de confiance ou même inepte.

Par exemple, une jeune femme m’expliquait pendant un atelier qu’on lui avait explicitement dit durant son programme universitaire en commerce de ne jamais utiliser le contour intonatif montant parce que cela endommagerait sa crédibilité et son image professionnelle. Il existe sur Internet de nombreux articles et des videos YouTube populaires traitant des compétences de présentation et répondant aux horreurs de cette intonation.

Il est intéressant de noter qu’une petite étude de locuteurs ontariens (Shokeir, 2008) a montré que, tandis que les femmes utilisent l’intonation montante beaucoup plus que les hommes, celle-ci n’est pas l’exclusivité des femmes ni celle des jeunes femmes. Tout le monde l’utilise, les femmes plus que les hommes mais les femmes plus âgées l’utilisent à des taux semblables que les femmes plus jeunes. Shokeir (2008) a trouvé qui plus est que pour les hommes, l’intonation montante est connectée à des notions négatives comme l’incertitude alors que pour les femmes elle reflète des attributs positifs comme une attitude amicale.

En termes de pouvoir, l’intonation montante est-elle vue négativement parce qu’elle est associée à un manque de pouvoir ou à une impression d’incertitude de la part du locuteur, ou bien parce qu’elle est considérée comme un trait utilisé par les jeunes femmes ? L’interdiction de l’intonation montante dans les cours de commerce est-elle le reflet d’une culture qui accorde de l’importance au pouvoir ou dévalue-t-elle la bienveillance ou même les femmes en général ? L’intonation montante va-t-elle être utilisée au Canada par les femmes et les hommes et/ou les hommes canadiens changeront-ils les associations qu’ils font avec l’intonation vers quelque chose de plus positif ? Voilà des questions à garder en tête. C’est un bon exemple montrant qui établit les standards et comment les nouveautés qui ne sont pas en adéquation avec ces standards ne sont pas vues de manière positive tant que plus de gens (c’est-à-dire les personnes avec plus de prestige social) ne l’utilisent pas.

MI : À votre avis, pourquoi ce genre de « contrôle » de la langue est-elle si populaire ?

LB : La langue est souvent une façon « acceptable » de voir quelqu’un comme « l’Autre ». Les critiques de l’utilisation de la langue constituent un cadre pour continuer à produire et à justifier des préjudices et de la discrimination. Il en existe d’excellents exemples dans des vidéos YouTube qui attaquent les jeunes femmes et, je suppose, d’autres groupes traditionnellement discriminés. Lorsqu’on regarde le contenu des vidéos, il n’est pas question d’usage de la langue mais de misogynie, formulée en termes d’usage de la langue. Ironiquement, le fait de langue qui se fait attaquer est souvent utilisé par le critique.

Par exemple, dans une vidéo que j’ai présentée à un atelier, un jeune homme parodie une jeune femme qu’il n’aime pas, prétendument à cause de sa façon de parler. Il l’a fait en utilisant le terme « genre » de manière excessive. Mais lui-même utilise ce mot de manière excessive dans son propre discours ! Le contenu de la vidéo rend évident le fait que ce jeune homme trouvait cette femme (et les femmes qui parlent comme elle) « moralement insuffisante » bien qu’il ait choisi d’attaquer explicitement son discours plutôt que sa moralité.

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[Simone de Beauvoir]

Un grand merci à LeAnn Brown pour avoir partagé sa recherche et ses connaissances avec nous.

Il y a depuis quelques temps des discussions concernant la « voix craquée » [ou « friture vocale »] : ce son grinçant ou rauque qu’une voix peut produire, souvent à la fin d’une phrase. Ce phénomène a été critiqué de la même manière que le contour intonatif montant. Néanmoins, tout comme celui-ci, on a trouvé que la voix craquée n’est pas seulement utilisée par les femmes (loin de là), mais c’est un phénomène encore quasiment nouveau.

Certains aspects de la langue peuvent être, à tort ou à raison, associés à des groupes particuliers d’individus et peuvent être utilisés pour discriminer et critiquer ces derniers. Il existe cependant une diversité dans notre manière d’user et d’abuser la langue qui ne reflète pas qui nous sommes en tant qu’individus.

Vous pouvez trouver des histoires concernant le tapage en cours autour des voix craquées en cliquant sur les liens suivants :

http://www.npr.org/2015/07/23/425608745/from-upspeak-to-vocal-fry-are-we-policing-young-womens-voices

https://soundcloud.com/panoplyexcerpts/the-vocal-fry-guys

https://debuk.wordpress.com/2015/07/26/a-response-to-naomi-wolf/

http://nymag.com/thecut/2015/07/can-we-just-like-get-over-the-way-women-talk.html

http://www.thestar.com/life/2015/08/04/women-say-they-vocal-fry-because-they-want-to.html

 

Merci beaucoup.

A tantôt,

Michael Iannozzi

Merci bien à toi Floriane pour ton aide avec la traduction.

L’Onomastique: un sujet digne de ce nom

Karen Pennesi est professeure à l’Université Western. Elle étudie comment les noms des gens sont façonnés, perçus, et souvent jugés par une évaluation personnelle, les valeurs familiales et les mœurs sociétales. Vous pouvez retrouver son projet ici, et sur Facebook.

Les noms des gens me fascinent. L’une des choses que je préfère avec ma famille, c’est notre réaction quand on apprend le nom d’une personne. Nous avons une vieille tradition pour nos sorties au restaurant. L’un de nous quatre, parmi ma mère, mon père, ma sœur et moi, regarde l’addition et trouve en général, en haut, le prénom du serveur ou de la serveuse. Les trois autres essayent alors de deviner le prénom ; nous avons le droit de poser des questions et l’une d’entre elles est presque toujours : « est-ce que le prénom lui va ? » Chose étonnante, au moins dans notre famille, on semble tous avoir à peu près la même compréhension de ce qu’est un prénom approprié pour une personne rencontrée, au plus, 2 heures plus tôt. De plus, une fois qu’on a deviné le prénom, on a tous immédiatement une réaction forte quant à savoir si le nom lui « convient ». Mais comment formons-nous ces notions de quel prénom est plus convenable pour qui ?

Il s’agit là seulement d’une seule parmi des milliers de choses que je trouve tellement intéressantes en onomastique. La professeure Pennesi a tellement de choses à raconter et tellement de réponses à des questions que j’ai depuis des années ; alors, commençons !

[Les noms de famille les plus communs aux pays européens]

[Les noms de famille les plus communs aux pays européens]

Michael Iannozzi : Pour commencer: qu’est-ce que l’onomastique ?

Karen Pennesi : L’onomastique est l’étude de l’histoire, de la structure, de la signification et de l’usage des noms. C’est un domaine très large qui peut inclure les noms de lieux, de personnes, de marques et pleins d’autres types de noms. Ma recherche porte sur les noms des gens, qu’on appelle parfois les « anthroponymes ».

MI : Qu’est-ce qui vous a amenée à commencer à étudier des noms des gens ?

KP : Je crois que les noms sont en soi intéressants pour tout le monde puisque tout le monde a un nom et certaines personnes en ont même plusieurs au cours de leur vie. Je réfléchissais à un sujet de recherche qui serait assez large pour maintenir mon intérêt et ma productivité pour les quelques années à venir et que je pourrais étudier localement, c’est-à-dire sans avoir à voyager à l’étranger comme pour ma recherche précédente au Brésil. Les noms se trouvent partout alors ça rend la tâche plus facile.

Les noms sont un excellent exemple du point de convergence entre la langue et l’identité. Les gens voient souvent les noms comme un genre d’étiquette pour identifier ou se référer aux individus, mais les noms sont aussi des mots. Ils doivent convenir au système phonétique d’une langue et ils ont une structure qui est déterminée par une convention sociale ou culturelle. Par exemple, une personne possédant un nom indonésien ou mohawk peut avoir un nom avec un seul composant et non pas avec un prénom et un nom de famille comme nous le faisons en anglais canadien. À l’opposé, une personne peut avoir un nom espagnol ou portugais avec quatre ou cinq composants s’ils ont un prénom en deux parties et s’ils gardent le nom de famille des deux parents [par exemple, Salvador Dali venait de Catalogne et son nom entier était : Salvador Domingo Felipe Jacinto Dalí i Domènech].

Je m’intéresse depuis longtemps aux manières dont les gens essayent de s’insérer dans de nouvelles cultures. Lorsque j’enseignais l’anglais en Corée, j’avais remarqué que beaucoup de Coréens adoptaient des noms anglais dans leurs cours d’anglais et qu’ils continuaient ensuite à les utiliser quand ils voyageaient à l’étranger. Quand j’enseignais à des étudiants internationaux aux États-Unis et au Canada, nombre d’entre eux avaient des noms anglais mais beaucoup continuaient aussi à utiliser leur nom d’origine. J’ai commencé à m’intéresser à savoir pourquoi les Coréens prennent souvent des noms anglais alors que les Japonais ou les Iraniens ne le font pas. Ou pourquoi les étrangers anglophones en Corée ne prennent habituellement pas des noms coréens pendant qu’ils travaillent là-bas. Pour les nouveaux venus au Canada, cette décision, consistant à garder ou à changer leur nom, peut être importante. Je connais personnellement quelques cas où les personnes avaient des difficultés avec leur nom, au Canada, ce qui les a menés à différents niveaux de stress, de mécontentement, d’inconvénient et même de discrimination ou de rejet.

Dans ma recherche je voudrais explorer cette relation entre l’identité et les noms : quels genres de noms sont problématiques dans un contexte donné ? Pourquoi ? Quels genres de problèmes résultent d’une diversité de noms inconnus ou peu conventionnels ? Comment est-ce que différents groupes de gens répondent à ces problèmes ? Qu’est-ce qu’on peut faire pour réduire certains de ces problèmes ?

MI : Qu’avez-vous trouvé en ce qui concerne la façon dont les gens perçoivent leur propre nom ? Comment cette perception personnelle affecte leur identité ?

KP : Les gens semblent avoir différentes attitudes envers leur nom à différents moments dans leur vie. Par exemple, un enfant peut ne pas aimer son nom si on l’embête avec ça, mais à l’âge adulte, il n’existe plus de moquerie et cette personne commence à l’apprécier plus. Ou bien une personne peut avoir une attitude indifférente envers son nom avant d’immigrer vers un nouveau pays et alors, tout à coup, son nom si ordinaire devient imprononçable et étrange, et va la caractériser comme différente. Ensuite il se peut que cette personne commence à ne plus aimer son nom ou bien sente que c’est un fardeau ou une entrave. D’autres personnes dans la même situation peuvent se sentir heureux d’être uniques. Plus tard dans leur vie, lorsque la personne prend confiance en elle un peu plus et qu’elle prend connaissance des inégalités sociales, il est possible qu’elle soit fière de son nom et le voit comme un signe de son héritage.

Certaines personnes sentent que leur nom représente l’essence de leur être si bien qu’il leur serait impossible de concevoir de le changer, qu’il s’agisse de garder leur nom de famille après s’être marié ou de garder leur prénom après avoir immigré. Même s’ils n’aiment pas leur prénom ou qu’ils voient que c’est problématique, ils ne peuvent tout simplement pas changer leur identité par le simple fait de changer leur nom. L’un de mes étudiants gradués est en train de mener des recherches sur les changements de nom chez les transgenres et elle a trouvé que choisir un nouveau nom pour correspondre à la présentation d’un nouveau sexe est un moment crucial de la transition. Les personnes transgenres cherchent un nom qui « va » avec leur image de soi et lorsqu’ils le trouvent, elles ressentent un soulagement et de la satisfaction d’avoir convenablement résolu leur vrai moi. Dans ces cas-là, choisir un nom est manifestement un acte de construction identitaire.

MI : Que pouvez-vous nous dire sur la façon dont les gens perçoivent le nom des autres?

KP : Des recherches ont déjà montré que si le nom d’une personne est perçu comme « étranger », cela réduit les chances de la personne de se faire embaucher pour un boulot. Cela arrive au Canada, aux États-Unis, en Europe etc. Ce qui est considéré comme « étranger » variera évidemment mais l’effet est le même. Une forme similaire de discrimination se produit dans l’accès à un logement où certains types de noms sont interprétés comme représentant une ethnicité, religion, nationalité ou culture indésirables : les candidats sont alors refusés.

MI : Est-ce que ces perceptions, voire ces préjudices, s’étendent aux noms considérés comme « non-étrangers » ?

KP : Des résultats montrent que des noms particuliers en viennent à être associés à certaines caractéristiques ou certaines catégories sociales. Par exemple, les gens supposent qu’un homme prénommé Josh sera « probablement bon en sport et [que ça doit être] cool d’être son ami, tandis qu’un homme prénommé Bryce sera « probablement un snob pourri gâté ». Une Dolores sera « probablement une dame âgée ou une immigrée » tandis qu’une Jennifer pourrait presque avoir n’importe quel âge et appartenir à n’importe quelle classe sociale. Les gens s’attendent à ce que Lebron soit noir et que Brittany soit blanche. Ce ne sont que des exemples mais, bien sûr, ces associations se basent sur une combinaison de stéréotypes, d’expériences personnelles et de tendances sociales. Ce que je veux dire, c’est que les gens émettent des hypothèses et des jugements sur les gens en se basant sur une perception subjective des noms.

MI : Votre recherche se concentre sur les noms des immigrants au Canada. Comment sont-ils perçus par les Canadiens ? Est-ce que le fait qu’un nom « sonne étranger » se base sur un schéma ou sur des sons particuliers ?

KP : Le degré de familiarité est le facteur déterminant. Les noms italiens ont pu être considérés étrangers ou difficiles à prononcer pour les Canadiens il y a 70 ans mais maintenant ils leur sont plus familiers et les gens n’hésiteront pas à essayer de les prononcer. C’est une question qui dépend vraiment de la personne à qui vous posez la question. Ma recherche a montré que ce qui compte comme un nom « difficile » ou « facile » dépend de l’expérience personnelle (connaissez-vous beaucoup de gens portant ce type de noms ?), de l’aptitude linguistique générale (êtes-vous doué pour apprendre des langues et pour prononcer des sons qui ne vous sont pas familiers ?) ainsi que de l’attitude générale envers différentes sortes de gens (si vous avez une attitude négative envers la diversité, vous rejetterez probablement les noms « étrangers » parce qu’ils sont trop difficiles pour même essayer.)

MI : Qu’est-ce qui fait que les gens créent des associations pour certains noms?

KP : Cela a à voir avec la race, l’ethnicité, la classe sociale et l’âge. Les parents choisissent des noms qui correspondent à leur groupe social. Il y a eu une étude de faite qui a montré comment les prénoms féminins de la haute société en viennent à perdre de leur statut raffiné au fur et à mesure que plus de filles de la classe moyenne reçoivent ce nom de parents aspirants à une ascension sociale. La même chose se produit avec les parents des classes populaires si bien que, finalement, des prénoms comme Ashley et Brittany, qu’on trouvait auparavant seulement chez les filles blanches de la haute-société se retrouvent maintenant parmi les prénoms les plus populaires chez les filles de classes populaires, aux États-Unis. En même temps, il y aura toujours une nouvelle liste de prénoms féminins pour la haute-bourgeoisie pour remplacer ceux qui ont été récupérés par les classes populaires et ce, afin de maintenir la distinction. Les associations particulières dépendent aussi de la manière dont vous venez à connaître le nom, des gens mêmes que vous avez rencontrés et qui portent ce nom et aussi de comment vous les avez perçus. J’ai une amie qui pensait que le prénom Angus était chinois parce que le seul garçon portant ce prénom qu’elle avait jamais connu était chinois.

MI : À chaque fois qu’on me demande mon nom de famille, par exemple pour faire une réservation dans un restaurant, je me mets instinctivement à l’épeler. Est-ce là une habitude commune ? Qu’est-ce que cela montre de l’acceptation de la part de la société des noms propres peu communs.

KP : J’ai déjà entendu parler de cette stratégie par le passé, en particulier au téléphone ou en parlant à du personnel de service qui ne vous connaît pas et avec qui vous n’aurez d’ailleurs pas d’autre interaction. Je crois que cela vient d’un désir d’éviter les erreurs mais cela réduit aussi la possibilité d’embarras pour vous ou pour l’agent de service. C’est une attitude de reconnaissance qu’il existe une grande diversité de noms qui peuvent être difficiles et aussi qu’il n’y a aucune attente à ce que quelqu’un devrait savoir comment épeler ou prononcer un nom. Cela révèle votre propre supposition que l’autre personne aura du mal si vous ne l’épelez pas. Certaines personnes peuvent trouver cela inutile s’ils considèrent leur nom « facile ».

MI : En parlant d’ajustement à certains groupes sociaux, comment les célébrités façonnent-elles la perception des gens qui portent le même prénom, et la popularité générale du nom ?

KP : Des études statistiques ont montré que les personnages populaires de films ou de série télé, ou même les hommes et femmes politiques, provoquent une augmentation du nombre de bébés portant ces prénoms dans les années suivant le pic de popularité de la personne célèbre. Ça peut aussi marcher en sens inverse pour les noms qui se retrouvent associés à des gens qui sont connus pour des raisons négatives ; par exemple, il y a eu une décroissance du nombre de garçons s’appelant Adolf ou Oussama.

MI : Comment les conventions pour prénommer les bébés ont-elles changé dans notre société et qu’est-ce que ces changements disent de nous ?

KP : Les conventions pour le choix des noms sont le reflet de changements sociaux et de l’organisation de la société. Au Canada, tous les bébés doivent recevoir au moins deux noms : le prénom et le nom de famille. Cela a en partie à voir avec le besoin du gouvernement de pouvoir identifier les individus pour les activités telles que les impôts, l’éducation, le vote, etc. C’était autrefois la convention que le bébé prenne le patronyme du père à moins que celui-ci ne soit pas identifié. Maintenant, avec le divorce et les remariages conduisant à des familles recomposées, les noms de famille à trait d’union ou à double nom deviennent de plus en plus commun. Ces derniers sont aussi communs dans des situations où les femmes mariées gardent leur nom de jeune fille tout au long de leur vie au lieu de changer et d’adopter le nom de leur mari. Les pratiques actuelles pour prénommer les enfants montrent ces changements sociaux concernant la position des femmes dans la société et comment cela a touché le mariage et la constitution des familles. Cela signifie aussi qu’il est plus difficile de faire des suppositions sur les gens en se basant seulement sur leur nom : un enfant peut avoir un patronyme différent de celui de sa mère et vous ne saurez pas si c’est parce que sa mère ne s’est jamais mariée mais a donné le nom de famille du père ; si la mère s’est remariée et a rechangé son propre nom de famille ; ou si la mère n’a jamais changé de nom, l’enfant étant adopté ; ou si la mère est en fait la belle-mère de l’enfant. Un(e) enseignant(e) qui connait seulement le patronyme d’un enfant ne peut pas supposer qu’il/elle doit appeler la mère « Madame Nom de famille de l’enfant ». Tout cela n’aurait pas été un problème il y a 50 ans au Canada lorsqu’il était plutôt certain de supposer que les enfants et les parents partageaient tous un patronyme commun.

MI : Chaque année sort une liste des prénoms de bébé les plus populaires à la fois pour les filles et les garçons. Qu’est-ce que cette liste nous montre des parents et de notre société ?

KP : Ça montre que ça intéresse les gens de savoir comment les autres prénomment leur bébé. Ça montre aussi que les parents finissent par faire des choix similaires dans des contextes sociaux similaires sans même en être conscients : (« J’ai choisi Olivia parce que j’aime le son [o]. Je ne savais pas que 2 0000 autres bébés canadiens allaient aussi se prénommer Olivia cette année-là ! »)

MI : Depuis que vous avez commencé votre recherche, est-ce que parfois vous analysez plus ou moins le nom des gens ?

KP : Oui, je suis plus consciente des commentaires que font les gens sur les noms, que ce soit positif ou négatif. Je m’efforce de ne pas commenter les noms des gens à moins que je ne sois en train de parler de la recherche. La plupart des gens à qui j’ai parlé ne veulent pas que leur nom soit évalué ou commenté (« tiens, c’est différent », « comment l’épelez-vous ? », « c’est joli comme prénom »). Ils veulent juste vous dire leur nom et continuer la conversation. Si vous faites une blague ou un commentaire, les chances sont qu’ils ont déjà tout entendu et ça peut devenir fatigant. Je fais de mon mieux pour prononcer et épeler les noms des gens comme ils le préfèrent mais je n’en fais pas toute une histoire et je n’attire pas trop l’attention là-dessus.

MI : Qu’est-ce que vous aimeriez faire ensuite pour votre recherche en onomastique ?

KP : L’usage social des noms m’intéresse toujours tout comme les contraintes pour le choix des noms auxquelles des groupes particuliers font face tels que les immigrants et les gens des Premières Nations. Leurs pratiques pour nommer les gens et leurs systèmes d’écriture ne se conforment pas aux requis institutionnels. Je souhaite explorer ces questions des deux côtés pour voir comment les institutions s’occupent de ces défis que constitue la diversité des noms au Canada aussi bien que comment les individus « vivent leur nom » de manières différentes et avec des conséquences différentes.

[Les conventions des noms en Europe, en Afrique du Nord, et en Asie]

[Les conventions des noms en Europe, en Afrique du Nord, et en Asie]

Un sincère merci à la professeure Karen Pennesi.

Il me semble que les noms sont souvent pris pour acquis. Nous les considérons souvent comme un simple moyen de designer une personne, de la même manière que le mot ‘basilic’ désigne une herbe, herbe que j’aime justement énormément. Comme la Professeure Pennesi l’a indiqué, le nom d’une personne peut façonner ses expériences à la fois dans la façon dont elle se voit elle-même et dans la façon dont les autres interagissent avec elle.

A tantôt,

Michael Iannozzi

Floriane Letourneux, je te remercie beaucoup pour ton aide avec la traduction.

Qu’est-ce qui vous fait dire ça?

Aujourd’hui j’ai parlé avec la Professeure Molly Babel de l’Université de Colombie Britannique. Notre conversation a porté sur les interactions et sur comment nous tous, nous faisons des prédictions et nous créons des attentes lorsque nous rencontrons des gens. Ces dernières peuvent nous aider à nous mettre sur la même longueur d’ondes que notre interlocuteur, ou bien au contraire, à nous déconnecter avant même de l’avoir entendu parler.

Alors bonne lecture ! Notre entretien contient un peu de tout ce à quoi vous vous attendez : de la recherche, des stéréotypes, des Legos et Le Seigneur des Anneaux !

[Le labo d'UBC où Prof. Babel fait ses études]

[Le labo d’UBC où Prof. Babel fait ses études]

MI : Pour commencer, qu’est-ce que vous étudiez dans le langage ?

MB : Ce que j’étudie, c’est comment nous réagissons face aux variabilités phonétiques dans la langue orale ; à la fois dans la manière dont nous produisons nous-mêmes la langue et nous la montrons, mais plus du côté de nos comportements en tant qu’auditeurs, face à la variation dans la voix des autres gens. Pour faire plus simple : comment faisons-nous face au fait que personne n’émet les mêmes sons ? Comment gérons-nous aussi le fait que certaines de ces différences soient socialement significatives alors que d’autres, dont nous choisissons de nous déconnecter, restent juste en arrière-plan.

MI : Comment est-ce que nous nous identifions à notre société dans notre façon de nous exprimer et dans celle des autres ?

MB : Notre connaissance des gens et de la société se manifeste dans notre discours de deux manières: à travers notre manière de produire nous-mêmes du discours (production de discours) et à travers nos attentes quand nous imaginons les autres produire du discours (perception du discours).

À partir du moment où nous ouvrons la bouche, nous révélons nos caractéristiques sociales et individuelles. Notre voix fournit des signaux plus ou moins subtils quant à notre sexe, notre âge, nos origines, notre état émotionnel, etc.

Nous changeons nos modèles d’expression pour répondre à différents contextes sociaux : nous ne parlons pas de la même manière à notre famille ou à des étrangers, à des enfants ou à des personnes de notre âge, à des amis ou à des figures d’autorité. Ces changements sont les reflets grossiers de ce qu’est la formalité dans certains cas, mais nous faisons aussi des changements de style qui sont plus personnels et qui reflètent nos identités sociales.

En tant qu’auditeurs, nous créons des associations et en arrivons à nous attendre à certains modèles discursifs venant de certains individus ou groupes d’individus. Par exemple nous évaluons nos attentes pour les dimensions acoustiques comme la hauteur de la voix en nous basant sur le sexe de la personne parce que nous avons appris que les hommes ont généralement des voix plus basses que les femmes puisqu’ils ont tendance à être comparativement plus larges en terme de taille. L’apprentissage de ces modèles nous aide à traiter efficacement les voix que nous n’avons jamais entendues auparavant. Mais, ces modèles appris peuvent aussi dévier dangereusement vers le territoire des stéréotypes.

MI : Comment construisons-nous nos attentes quand nous pensons à la façon dont quelqu’un va parler ? Et comment réagissons-nous lorsque nous avons mal jugé le style de notre production et le leur ?

MB : Bon par exemple, vous sauriez des choses à mon sujet avant même d’avoir entendu ma voix. Vous construiriez une supposition grossière du son de ma voix en vous basant sur vos exemples précédents d’entretiens avec des professeurs.

Nous gardons aussi constamment à jour ces attentes. Un de mes étudiants et moi avons récemment publié un article sur ces questions (Babel & Russell, 2015). Nous avons pris 12 résidents nés en Colombie Britannique. 6 étaient des Canadiens blancs et 6 étaient des Sino-Canadiens ; tous sont nés en Colombie Britannique et tous sont des locuteurs natifs anglophones.

Nous avons créé un test d’intelligibilité en faisant lire des phrases à nos 12 locuteurs. Puis nous avons ajouté des bruits de fond à ces enregistrements ; autrement, ce serait trop facile de les comprendre. Nous avons ensuite présenté à des auditeurs des tests où ils pouvaient voir une photo du visage du locuteur et d’autres tests où ils ne pouvaient pas les voir. Nous avons fait faire l’expérience à 40 étudiants de l’Université de Colombie-Britannique.

Lorsqu’ils n’avaient pas la photo de la personne qu’ils étaient en train d’écouter, tout le monde était en gros également intelligible ; il n’y avait aucune différence. Cependant lorsque les gens voyaient la photo des locuteurs, l’intelligibilité des Canadiens chinois chutait.

Bien que ce soit là une triste conclusion, nous pensons qu’il est important d’en discuter dans l’espace publique. Nous avons réalisé beaucoup d’analyses avec ces données et les résultats suggèrent que les gens s’attendent tout simplement à ce que les locuteurs sino-canadiens aient un accent étranger. C’est un exemple d’attente qui est mauvaise. L’attente que vous pouvez avoir avant de me parler, selon laquelle je suis une femme, que j’ai en gros un certain âge, ou que je vais parler dans une certaine rangée de fréquences, c’est bon parce que ça vous aide à me comprendre.

Donc, votre question sur les attentes et sur comment on les tient à jour, est une question importante. L’une des choses que nous allons étudier ensuite est le temps nécessaire que ça prend aux gens pour se dire : « bon d’accord, ces Canadiens chinois n’ont pas d’accent étranger. Je peux y aller et traiter ce discours de la même manière que je le ferais pour n’importe quel autre locuteur du coin. »

MI : Est-ce à dire que le récepteur s’attendrait à avoir des difficultés avant de devoir s’arrêter et de corriger ce mauvais jugement ?

MB : Je ne dirais même pas qu’on s’attendrait à avoir des difficultés mais plutôt qu’on s’attendrait à autre chose et qu’on ne saisit pas vraiment ce à quoi on s’attendait  si bien que c’est cette incompatibilité qui affaiblit temporairement notre compréhension.

Par exemple, si vous entendiez d’abord ma voix et que j’avais un accent australien, vous vous diriez de votre côté « attends une minute » et ensuite, vous auriez à vous arrêter et à réajuster vos attentes.

Il y a une autre étude que j’aimerais réaliser et qui consiste à voir à quel point ces attentes sont basées sur la race et l’ethnicité. Les gens sont-ils mieux aptes à saisir si un locuteur a un accent local ou étranger en se basant sur son apparence ? En d’autres termes, à quel point nos attentes sur un locuteur de l’anglais canadien de Vancouver sont basées sur le fait d’être blanc ?

Pour revenir à votre première question, une manière de décrire ce que je fais serait de dire que j’étudie comment les stéréotypes et les a-prioris nous affectent en temps réel en ce qui concerne le traitement de la langue orale. Ces résultats sont souvent tristes mais ils sont importants parce qu’ils ont un vrai impact sur les gens.

MI : Comment les gens diminuent-ils ou agrandissent-ils la distance qui les sépare des autres dans une conversation grâce à leurs paroles? Et, que dit-on réellement en diminuant ou en agrandissant cette distance ?

MB : Si une personne veut décroître la distance sociale entre elle et un interlocuteur, elle peut augmenter la similarité de ses modèles discursifs à travers un procédé appelé ‘convergence’ : imaginez qu’elle veuille augmenter la distance sociale : elle peut écarter ses modèles de discours en les rendant moins semblables à ceux de son interlocuteur. On fait ce genre de changement dans les conversations pour préparer le terrain social de l’interaction.

On peut tout à fait diminuer ou augmenter l’intervalle entre nous et notre partenaire de conversation. Je me suis déjà retrouvée à des diners où je me plais à parler avec quelqu’un ; nous nous dirigeons complètement vers un terrain d’entente entre nos deux styles de discours et puis, là, d’un coup, cette personne dit une chose avec laquelle je ne suis pas d’accord ou que je peux trouver offensante. Je deviens alors une personne complètement différente en termes de style discursif pour le reste de la conversation.

MI : Avez-vous le sentiment que tout ça se fait automatiquement, ou bien est-ce que une chose qu’on apprend en voyant les autres le faire ?

MB : C’est une question compliquée. Dans une certaine mesure, nous nous engageons automatiquement dans ces modèles d’accommodation. Il est certain que nous ne sommes pas en train de nous dire : « Tiens donc ! Afin d’obtenir ce que je veux de cette conversation, je vais changer la prononciation de mes voyelles pour correspondre à celle de cette personne. » À un certain niveau, il se peut que nous soyons pleinement conscients de l’admiration qu’on porte pour une personne et que nous nous retrouvons en train d’imiter. Il existe des indices selon lesquels les comportements linguistiques imitatifs font partie de l’apprentissage de la langue mais nous apprenons certainement comment utiliser les stratégies d’accommodation dans des manières socialement appropriées. Une convergence excessive vers les modèles discursifs d’une personne est une très bonne manière de s’aliéner cette personne.

Ce que je veux dire par là, c’est que ça pourrait sonner faux ou trop manipulateur. Tous ces différents moyens pour s’accommoder les uns aux autres tandis qu’on parle sont, de plusieurs façons, des moyens de se manipuler les uns les autres. Néanmoins, on peut certainement en faire trop ou bien agir de manière trop flagrante.

MI : Comment les gens perçoivent-ils le discours des autres quand ils ont particulièrement proches, ou au contraire particulièrement distincts de leur propre accent ou dialecte ?

MB : L’appartenance à un groupe est importante pour nous en tant qu’humains et le fait d’identifier les autres comme appartenant à notre endogroupe, c’est-à-dire comme membres de notre groupe social, ou comme appartenant à notre exogroupe, c’est-à-dire étrangers à notre groupe, c’est une chose que nous faisons indéniablement. Lorsque nous entendons des individus parler comme nous, on les évalue positivement en partie parce qu’ils font partie de notre endogroupe. Les accents et les dialectes différents des nôtres viennent souvent, mais pas toujours, avec des étiquettes sociales.

Par exemple, de nombreux locuteurs de l’anglais nord-américain perçoivent les variétés britanniques comme paraissant plus intelligent. C’est basé sur des stéréotypes que nous avons créés et non pas à cause d’une caractéristique inhérente à l’anglais britannique qui le rendrait plus intelligent.

Si vous regardez un film, dans de nombreux cas, le héros ou le personnage le plus attirant physiquement parlent la variété la plus standard de la langue. J’ai récemment re-regardé les films de la saga « Le Seigneur des Anneaux ». Aragorn et Legolas, qui sont tous les deux beaux et héroïques, parlent avec un accent anglais britannique standard. Gimli, un nain, est sans doute moins séduisant mais c’est aussi un personnage moins important. Il parle avec un accent moins standard. Les medias aident aussi à perpétuer et à alimenter les stéréotypes et les associations sur les accents.

MI : Au-delà du parler d’une personne, y a-t-il des éléments qui façonnent la manière dont ils sont perçus lors d’une conversation ?

MB : Le discours et la langue ne sont que deux des nombreux signaux sociaux que nous utilisons pour évaluer les autres. Notre façon de nous habiller, nos odeurs, notre posture, nos expressions faciales : toutes ces choses sont des signaux sociaux que nous présentons et que les autres utilisent pour nous évaluer, pour le meilleur ou pour le pire. Par exemple, si quelqu’un porte beaucoup d’eau de Cologne ou de parfum, ça déclenchera chez nous certains jugements sur cette personne.

MI : Comment recueillez-vous les paroles que vous utilisez pour votre recherche et est-il important que ces paroles soient « naturelles » ou au moins prononcées par un locuteur à l’aise et confortable ?

MB : Nous utilisons différentes méthodes de collecte de langue orale pour différents types de projets. Parfois nous faisons lire à des gens des mots ou des phrases. Parfois nous faisons raconter aux gens des histoires ou dire des répliques de vidéos. Récemment Jen Abel, l’une de mes doctorantes, a recueilli des paroles provenant de binômes qui jouaient ensemble avec des briques Lego. En travaillant ensemble sur une tâche donnée, les deux individus [qui ne se connaissent pas] ont quelque chose à discuter, ce qui évite des pauses et des silences gênants, produisant ainsi un discours plus naturel.

Il est important pour les linguistes d’étudier de nombreux styles de langage car la langue est un système à multi-facettes et varié. Les différents styles nous montrent un éventail de choses que les locuteurs savent à propos de leur langue.

MI : Qu’est-ce que vous aimeriez faire ensuite pour votre recherche?

MB : Certains des projets de mes étudiants les plus récents ainsi que des miens ont consisté à étudier nos attentes et nos prédictions linguistiques. Concernant les évènements linguistiques imminents, ces dernières sont basées sur notre connaissance sociale ou linguistique et nous voulons savoir comment ces attentes interagissent avec notre véritable expérience afin de trouver ce que nous percevons en fin de compte.

MI : Qu’est-ce que vous préférez dans votre travail?

MB : La meilleure partie de mon travail c’est de pouvoir m’impliquer dans le processus de découverte. Nous avons beaucoup à découvrir sur le fonctionnement du discours !

[Forme d'onde de ma grand-mère qui dit,

[Forme d’onde de ma grand-mère qui dit, “That’s like back in the old days”]

 Un sincère merci à Molly Babel. Son travail a produit des résultats inconfortables sur les stéréotypes et les jugements. Ce sont néanmoins des résultats très importants parce qu’ils font partie de notre réalité quotidienne et touchent continuellement les gens.

L’importance de nos perceptions et de nos attentes lorsque nous nous parlons est que les stéréotypes peuvent être utiles : ils peuvent nous aider à identifier des situations et des émotions ; mais ils peuvent aussi être offensants comme l’a montré la recherche de la Professeure Babel.

Tandis que nous ne pensons pas consciemment, quand nous sommes présentés à quelqu’un, à une fréquence attendue de leur voix, notre cerveau fait ce bond. Notre cerveau peut aussi inconsciemment faire des bonds négatifs. Ainsi, si on est plus conscients de notre manière de former nos conceptions sur les autres, cela peut nous aider à réduire le mal que nous pouvons causer sans le vouloir. Ce n’est pas chose facile mais nous pouvons tous être d’accord que réduire les stéréotypes blessants est une bonne chose.

A tantôt,

Michael Iannozzi

Un gros merci à Floriane Letourneux pour son aide avec la traduction

Combattre le sentiment d’infériorité linguistique

Cette semaine, je me suis entretenu avec la professeure Annette Boudreau de l’Université de Moncton. Ce qu’elle étudie ? Nous en avons presque tous fait l’expérience dans une certaine mesure : l’insécurité linguistique. C’est l’idée selon laquelle votre manière de parler n’est pas assez bonne, que vous ne parlez pas aussi bien que certaines autres personnes qui, elles, selon vous, parlent « correctement ». C’est évidemment un sentiment compliqué pour de nombreuses personnes, et particulièrement pour les minorités linguistiques. Je laisse la professeure Boudreau expliquer ce qui l’a menée en premier à ce travail :

[Professeure Annette Boudreau]

[Professeure Annette Boudreau]

Annette Boudreau : Mon travail comme sociolinguiste et plus particulièrement sur les idéologies et les représentations linguistiques n’est pas dû au hasard. Si je me suis intéressée au phénomène de l’insécurité linguistique, c’est parce que j’ai pu en observer les signes tangibles chez mes étudiants à l’Université de Moncton et en fait, pour autant que je m’en souvienne, tout autour de moi depuis mon adolescence. Je m’explique.

Avant d’enseigner la linguistique, et plus particulièrement la sociolinguistique, j’ai enseigné des cours de langue française aux étudiants inscrits en première année à l’Université de Moncton, des cours obligatoires pour tous les étudiants (sauf pour les quelques-uns qui en sont exemptés). Or je me suis vite rendu compte que les francophones issus des milieux où le français est minoritaire prenaient moins la parole que ceux des milieux majoritaires et de plus, j’ai pu observer que les premiers avaient intériorisé un sentiment d’infériorité. Or, ce sentiment n’était pas nécessairement lié aux compétences réelles des personnes. À la même époque, une collègue, Lise Dubois, qui enseignait en traduction, observait aussi une grande insécurité linguistique chez les étudiants du sud-est du Nouveau-Brunswick, milieu minoritaire. Sur la base de nos deux constats, nous avons donc décidé en 1989 de réaliser une enquête dans toutes les écoles secondaires francophones du Nouveau-Brunswick en faisant passer un questionnaire écrit aux élèves de 12e année (environ 1000 étudiants) puis en réalisant des entretiens avec 10 % d’entre eux (choisis au hasard). Les résultats furent concluants. Les étudiants des milieux minoritaires dévalorisaient davantage leurs pratiques linguistiques que ceux des milieux majoritaires.

Après cette enquête terminée, j’ai écrit une thèse sur le sujet et je ne cesse d’y travailler depuis. Mais j’explore aujourd’hui les discours qui contribuent à expliquer le phénomène et je les étudie dans une perspective historique.

[Quelques publications]

L’insécurité linguistique dans les communautés francophones périphériques. Actes du colloque de Louvain-la-Neuve.

L’insécurité linguistique comme entrave à l’apprentissage du français

Langues minoritaires et espaces publics : le cas de l’Acadie

 


Michael Iannozzi : Pour commencer, qu’est-ce que l’insécurité linguistique?

Annette Boudreau : Michel Francard, linguiste belge, définit l’insécurité linguistique comme une quête de légitimité linguistique. En fait, l’insécurité linguistique veut aussi dire le sentiment que ressent un individu lorsqu’il pense ne pas produire des énoncés selon un modèle imaginé ou attendu, c’est-à-dire lorsqu’il pense que ses pratiques linguistiques ne sont pas adéquates. Les principales manifestations de l’insécurité linguistique, définies par le sociolinguiste américain William Labov (en 1972), visibles dans les situations formelles de communication, sont les suivantes :

  • L’hypercorrection : le locuteur va tellement vouloir éviter de faire des fautes qu’il va en faire sans le vouloir. Par exemple, usage fautive des relatives : (usage du dont au lieu du que), vocabulaire inapproprié pour faire plus savant.
  • Les reprises, les reformulations (par exemple, redire le terme en vernaculaire)
  • L’entretien de sentiments négatifs à l’égard de sa manière de parler.
  • La perte de ses moyens, c’est-à-dire ne plus pouvoir trouver les mots qui conviennent dans une situation donnée.

MI : Quelles sont quelques causes potentielles qui rendent quelqu’un moins assuré linguistiquement ?

AB : Les causes sont nombreuses et varient selon les groupes et selon les individus.

  1. La situation sociale reliée à la scolarisation peut être considérée une cause de l’insécurité, c’est–à-dire que les gens de classes sociales défavorisées peuvent ressentir un certain degré d’insécurité linguistique mais tout dépend des situations et des métiers exercés. Pour certaines personnes, peu importe les classes, la façon de parler ne constitue pas une question importante.
  2. En fait, pour ressentir un sentiment d’insécurité linguistique, il faut avoir développé une conscience des différentes façons de parler et surtout avoir conscience de parler une langue, un français différent de celui qui est considéré comme le français le plus prestigieux. Les personnes très conscientes de la norme sont celles qui sont plus susceptibles de ressentir un sentiment d’insécurité linguistique. Je dirais aussi que les gens qui vivent dans les marges de la langue légitime sont plus aptes à ressentir des sentiments d’insécurité linguistique.
  3. Pierre Bourdieu, sociologue français, ne parle pas de langue standard mais de langue légitime et j’aime bien le terme parce qu’une langue peut être légitime et dotée de valeurs sur un marché (le marché officiel comme il l’appelle) et non légitime sur un autre marché (sur le marché franc selon le terme de l’auteur) ou encore sur le marché des pairs. Bourdieu compare la circulation des langues à la circulation de la monnaie ; les deux circulent sur des marchés et obtiennent des profits selon la valeur qui leur est accordée. Or la langue légitime est dotée d’une grande valeur sur le marché officiel des langues (situation formelle de communication), tandis que la langue vernaculaire est dotée de valeurs de solidarité (par exemple) sur d’autres marchés où il est important de parler comme les gens de la place.

MI : Est-ce que la perception de l’équilibre des pouvoirs est importante pour l’assurance des personnes qui parlent/ des locuteurs ?

AB : Oui bien sûr, elle est centrale. Bourdieu a bien montré que les détenteurs de la langue légitime peuvent exercer ce qu’il appelle un pouvoir symbolique (et même une violence symbolique) lorsqu’ils sont en contact avec des locuteurs qui possèdent moins cette variété ou qui sont en position d’infériorité sociale. Les détenteurs du capital légitime peuvent aller jusqu’à faire perdre leurs moyens aux autres, aux exclus de ce capital. Ces derniers ressentent cette violence et ils peuvent choisir de se taire, solution ultime.

MI :Y a-t-il des éléments lexicaux de l’autre participant qui jouent un plus grand rôle pour rendre quelqu’un sûr, ou non, linguistiquement ? Ou est-ce que ce sont plutôt les/ des choses plus subconscientes ?

AB : Oui les éléments lexicaux jouent un rôle quand, par exemple, on ne trouve pas le mot qu’il faut au moment convenu. Mais je crois plutôt que les dynamiques en jeu lors des conversations et qui produisent de l’insécurité linguistique relèvent davantage des relations de pouvoir qui s’exercent ou non dans l’échange et que ces relations de pouvoir ne peuvent se comprendre sans examiner les conditions sociales dans lesquelles interviennent ces échanges. Les êtres humains ont tous une histoire personnelle, sociale et historique, et c’est cet habitus (pour encore user de la terminologie bourdieusienne) qui est présent dans une conversation et il convient d’en tenir compte.

MI : Comment étudiez-vous quelque chose de si/ d’aussi difficile à observer naturellement ?

AB : La question est bonne – pas facile à mesurer. J’ai étudié l’insécurité linguistique en faisant des enquêtes comme je l’ai expliqué plus haut (par questionnaire et entretiens), mais surtout en observant les gens (ici les Acadiens) dans différentes situations de communications, des gens qui avaient à prendre la parole lorsqu’ils étaient en situation d’interview à la radio, ou lorsqu’ils parlaient à des francophones d’ailleurs (changement de registre ou affirmation d’une contre-légitimité en affichant de façon ostentatoire le vernaculaire – autre facette de l’insécurité linguistique). En effet, une façon de s’affranchir de la domination d’une norme exogène, c’est d’afficher sa différence, phénomène très visible chez certains artistes acadiens.

MI : Comment est-ce que le statut social du français au Canada affecte l’insécurité des Francophones ?

AB : Le statut social du français exerce indéniablement un effet sur l’insécurité linguistique des gens. Chantal Bouchard (1998) a montré que les Québécois ont dévalorisé leur langue à partir du milieu du 19e siècle (lorsqu’ils ont pris connaissance que le français des Français avait évolué de façon différente du leur) et ce jusqu’aux années 1960 où la situation a commencé à changer parce que les Québécois ont décidé de décrire leur langue, et aussi parce qu’ils ont pris des mesures gouvernementales pour contrôler leur économie et leurs institutions. En Acadie (au NB, en NE et à l’Île-du – Prince Édouard), les francophones n’ont pas les mêmes pouvoirs. Au Nouveau-Brunswick, la province est officiellement bilingue, les Acadiens ont obtenu la dualité en éducation, mais il reste que dans les régions minoritaires surtout, les locuteurs ont intériorisé l’idée que leur langue n’est pas aussi valable socialement. Ils n’ont pas nécessairement tort. La plupart sont bilingues – anglais et français – et ils savent qu’ils peuvent se débrouiller partout en parlant l’anglais. Dans nos enquêtes, on a pu montrer que les Acadiens sont très attachés au français – la langue du cœurs, qu’ils sont «fiers » de la parler, mais qu’ils savent par expérience que l’anglais est la langue des affaires, la langue passe-partout. Donc oui, le statut social du français affecte l’insécurité linguistique.

Il existe pour les francophones différentes formes d’insécurité, une insécurité statutaire et une insécurité formelle (Calvet 1999). L’insécurité statutaire est liée au statut alors que l’insécurité formelle est liée à la manière de parler. Par exemple, les francophones du Canada peuvent être sécures sur le plan de leur statut ( + ou – selon les provinces par exemple), mais en même temps être insécures sur le plan formel, c’est-à-dire penser qu’ils ne parlent pas la langue selon les normes attendues.

MI : Que nous conseillez-vous de faire pour nous rassurer un peu plus avec notre langage/ langue ?

AB : Deux choses :

  1. travailler sur les représentations – prendre conscience que la variation est le propre de toutes les langues, qu’il n’existe pas un modèle unique, une seule façon de parler une langue, que les manières de parler varient selon les conditions de production du langage, c’est-à-dire selon les variables suivantes : selon la scolarisation, selon le milieu social, le milieu géographique, selon l’idée que le locuteur se fait de la norme, que le groupe auquel il appartient se fait de la norme ; en effet, il est important de briser l’idéologie du standard , l’idée consistant à croire qu’il n’existerait qu’une seule variété valable, la même pour tous, pour tous les locuteurs d’une langue.
  2. Apprendre les éléments lexicaux et morphosyntaxique de la langue….

MI : Quel rôle jouent les instituteurs dans les écoles primaires en ce qui concerne la sécurité linguistique des enfants ?

AB : Ils peuvent jouer un grand rôle pour faire en sorte que les élèves comprennent qu’il existe différentes façons de parler une langue, que certaines sont valorisées, d’autres non, qu’elles sont toutes valables, mais que socialement certaines ont plus de valeurs que d’autres. Donc l’idée, c’est de partir des pratiques linguistiques des élèves pour les amener à élargir leur répertoire ; non pas mettre de côté la langue apprise à la maison, mais travailler à partir de celle-ci pour élargir le répertoire de l’élève. Le répertoire comprend le vernaculaire de la maison, les pratiques bilingues, la langue standard (ou légitime) etc.

MI : Qu’est-ce que vous aimez le plus en étudiant la sécurité linguistique ?

AB : Ce qui me motive, c’est d’essayer de montrer à quel point les discours négatifs sur les pratiques linguistiques des locuteurs sont reliés à une forme de rejet de l’autre et que les conséquences de ces discours sont énormes comme je l’ai déjà montré : certaines personne n’osent plus parler, d’autres vont être très conscientes de leurs pratiques, ce qui les empêche de communiquer correctement ou encore leur font faire des hypercorrections.

MI : Où voulez-vous amener votre recherche dans le futur ? Qu’est-ce qui va suivre concernant vos études sur la sécurité linguistique ?

AB : Je viens de terminer un livre sur la question qui tente d’en faire le tour et qui sera publié aux éditions Garnier en France à l’automne 2015. J’espère que cette recherche pourra faire en sorte de conscientiser les personnes autour du phénomène de l’insécurité linguistique et surtout qu’elle permettra de penser aux conséquences nombreuses des discours sur la langue et dont certains atteignent les locuteurs au plus profond d’eux-mêmes.


 

Un grand merci à la professeure Boudreau d’avoir discuté avec moi de ce sujet très important.

L’insécurité linguistique est un problème dont on a besoin de s’ occuper. Les dialectes et les variétés linguistiques sont examinés à travers le monde, de l’anglais vernaculaire des Afro-américains (AAVE – African American Vernacular English) au discours des habitants du sud de l’Amérique, en passant par les variétés sans « r » de l’anglais de la Nouvelle-Angleterre et de New York (pensez à un discours de J.F. Kennedy) ; ces trois exemples ne sont que des variétés de l’anglais proches des nôtres. En français il existe des phénomènes similaires avec le français acadien, le français hors-Québec, le français du Québec comparés au français standard de la France, etc.

Il existe aussi, bien entendu, les problèmes issus de ces insécurités qui affectent la décision même de parler des langues. De nombreux locuteurs hésitent encore à parler les langues aborigènes et indigènes, et d’autres langues minoritaires à travers le Canada (et le monde), ce qui peut mener à une situation ou des variétés entières de français ou d’anglais, des langues indigènes et des langues patrimoniales se trouvent au bord de la disparition.

Ces insécurités affectent la façon dont certaines personnes vivent leur vie quotidienne : ils doivent vivre chaque jour avec le sentiment de ne pas parler « correctement » dans certaines situations. On doit changer les attitudes qui créent ces insécurités, il n’est pas suffisant de dire qu’ils devraient être fiers de sa langue; parce que, comme Professeure Boudreau explique, « certains locuteurs vont payer un prix social très élevé s’ils s’expriment dans un vernaculaire très stigmatisé dans une situation formelle de communication ».

 

A tantôt,

 

Michael Iannozzi

 

Merci à Floriane Letourneux pour son aide avec mon français.

 

Ils relèvent les mots

Cette semaine j’ai parlé avec une personne du Territoire Mohawk de Tyendinaga, qui est la communauté qui fait le sujet de l’article « Raising the words » (« Ils relèvent les mots »), un documentaire court réalisé par Chloë Ellingson.

Callie Hill est la directrice exécutive du centre culturel et linguistique Tsi Tyonnheht Onkwawenna (TTO). Elle possède énormément d’expérience dans le combat pour le mohawk et dans son enseignement. Elle-même mohawk, elle est intimement liée à ce que signifie la perte de la langue.

Je me suis entretenue avec elle pour parler à la fois de la langue et de comment sauvegarder une langue qui a besoin de toute notre aide.

[Callie dans son bureau]

[Callie dans son bureau]

Michael Iannozzi : Qu’est-ce qui vous a menée à vous engager dans la revitalisation du Mohawk?

Callie Hill : Je crois qu’avoir des enfants a été l’un des moments décisifs dans ma vie, qui m’a fait me rendre compte de l’importance de la langue et de la culture mohawk. Et maintenant que j’ai un petit-fils, c’est même encore plus important à mes yeux. Je ne peux pas parler la langue mais j’ai une connaissance linguistique de base que j’ai gagnée au cours des années où j’ai suivi des programmes linguistiques. J’espère pouvoir continuer à apprendre la langue pour pouvoir ensuite la transmettre à mes petits-enfants. Mes parents ne le parlaient pas non plus mais j’ai entendu mon grand-père paternel parler la langue, mais je ne me rappelle pas savoir à l’époque que c’était bel et bien du mohawk. Il est décédé lorsque j’avais neuf ans et c’était la seule personne de ma famille que j’ai jamais entendu parler la langue.

En 2004, j’ai commencé à travailler pour Tsi Tyonnheht Onkwawenna en tant que coordinatrice. À l’époque où j’ai rejoint le centre, j’étais la seule employée à plein-temps. Mon rôle, ces dix dernières années a consisté à créer, développer et superviser les programmes linguistiques mohawk dans la communauté, ce que je fais en tant que non-locutrice. Je veux dire par là que je suis l’administratrice des programmes mais que je n’enseigne jamais la langue. Nous avons maintenant au total un personnel de 6 enseignants, un assistant d’enseignement, un spécialiste du curriculum qui travaille à mi-temps, un assistant administratif et moi-même, la directrice administrative.

MI : En quoi consiste une journée typique dans votre travail ?

CH : En tant que directrice exécutive du Centre culturel et linguistique TTO, une journée typique consiste à faire du travail administratif. J’écris des projets de recherche, je prépare des reportages, je supervise le personnel et je travaille sur de nouvelles programmations. Parce que mon bureau se trouve à l’école primaire d’immersion, j’agis aussi en tant que principale de l’école. À ce titre, une partie de mon temps consiste alors à aider les enseignants. Je n’ai pas vraiment de journée typique parce qu’on ne sait jamais ce qui peut arriver. Nous fonctionnons tous beaucoup comme une équipe et ce, dans chaque aspect de notre organisation. Tout le monde fait preuve de bonne volonté pour donner un coup de main et aider là où il le peut : être une communauté, c’est tout ce qui nous importe. Par exemple, l’école primaire a organisé une vente de biscuits pour la Saint Valentin en février afin de collecter des fonds et, tous ensemble, en une seule journée, nous avons collecté 800 dollars, rien qu’en faisant un total de 800 biscuits et en les vendant au prix de 1 dollar l’unité ; ça a été un grand succès !

MI : Où est-ce que vos efforts de redynamisation ont lieu?

CH : Kenhteke, sur le territoire Mohawk Tyendinaga, est un territoire kanyenkehaka du peuple Mohawk situé à l’est de l’Ontario entre Belleville et Kingston. Notre terre est basée le long des côtes de la Baie de Quinte, au large du lac Ontario. Historiquement, nous nous sommes installés là-bas en 1784 après avoir été déplacés de notre terre natale qui se trouvait dans la vallée mohawk dans le nord de l’état de New-York. Notre population dans la réserve comptabilise approximativement 2 200 personnes.

MI : Quelle est votre approche concernant la renaissance de la langue mohawk ?

CH : Parce que nous reconnaissons l’importance de la transmission intergénérationnelle de la langue afin qu’elle se développe, nous gérons des programmes destinés à des catégories d’âges différents. Nous avons trois niveaux de programmes pédagogiques : « le nid linguistique Totahne », Totahne signifiant « chez Grand-Mère », a ouvert en 2007 ; c’est un programme d’immersion totale pour les enfants d’âge préscolaire ; ensuite, nous avons l’école primaire d’immersion Kawenna’on:we, qui signifie « Les premiers mots » : elle a ouvert en 2011 et cible les enfants de grande section de maternelle jusqu’aux enfants de 4ème année. Enfin, il y a le programme linguistique pour adultes « Shatiwennakaratats », ce qui signifie « Ils remettent debout les mots ». Il a débuté en 2004 et c’est un programme à plein-temps pour adultes. Les programmes pour les enfants sont de l’immersion totale tandis que le programme adulte, bien qu’intense par nature, utilise des méthodes variées pour enseigner la langue, incluant non seulement de parler mais aussi de lire et d’écrire.

MI : Pensez-vous que votre approche marcherait pour d’autres communautés, voire toutes les communautés mohawk ?

CH : Presque toutes les autres communautés kohawk utilisent des programmes pédagogiques formels comme les nôtres. Cependant notre plus gros défi est que nous n’avons pas de locuteurs natifs dans notre communauté et que tous nos programmes sont enseignés par des gens qui ont appris la langue à l’âge adulte. Nous avons une grand-mère qui parle couramment et qui travaille pour le programme « Totahne » parce que nous reconnaissons l’importance d’avoir un locuteur qui parle couramment dans le programme pour les tout-petits. Nous avons eu la chance à l’époque de trouver quelqu’un qui soit prêt à s’installer à Kenhteke. Le programme Totahne ressemble beaucoup à une journée passée chez votre grand-mère, ou dans notre cas, chez « Tota ». Nous amenons aussi, tout au long de l’année, dans le programme adulte, des locuteurs qui parlent couramment car il est important pour nos étudiants d’entendre la langue dans sa forme la plus naturelle. Nous créons des réseaux avec les autres communautés mohawk parce que nous sommes tous dans la même situation, à savoir en train d’essayer de s’assurer du bon développement de la langue dans nos communautés.

MI : Comment avez-vous décidé de commencer cet entrainement linguistique et quelles ressources avez-vous utilisées ?

CH : En 2002, le centre TTO a formulé un projet stratégique à long-terme qui a jeté les bases pour les efforts de renaissance dans la communauté ; le projet consistait à enseigner aux adultes à parler, à leur apprendre à devenir des enseignants de la langue pour que nous puissions ensuite commencer une école d’immersion pour les enfants. Nous avons depuis atteint ces objectifs grâce à des méthodes variées. Maintenant nous continuons à nous développer à partir de ce cadre. L’organisation continue de tenir tous les ans des sessions de planification stratégique.

MI : Pourquoi pensez-vous que la langue est arrivée à un point où elle a besoin d’une renaissance ?

CH : Les gens ont arrêté de parler la langue, dans notre communauté du moins, pour diverses raisons mais à mon avis, elles pointent toutes du doigt la colonisation. En particulier je parle là de l’influence de l’Église à travers ses missionnaires et de la Loi sur les Indiens de 1876. Je crois que ces deux-là sont les raisons globales qui ont mené à ce que les parents choisissent de ne pas parler le mohawk à leurs enfants et, une fois que la transmission intergénérationnelle est interrompue dans les foyers, tout cela mène à la chute de la langue dans la communauté. D’après mes estimations nous n’avons pas eu de génération de locuteurs natifs qui utilisent le mohawk dans la vie quotidienne depuis la fin du XIXème siècle.

MI : Que ressent la communauté à propos de ces efforts, et que ressentaient-ils lorsque vous avez commencé?

CH : Lorsque le centre TTO s’est organisé à la fin des années 90, les sentiments étaient mitigés à propos des efforts de revitalisation. Il y avait un groupe de partisans dévoués aux efforts mais il y avait aussi des personnes plus âgées qui pensaient qu’on devrait laisser la langue tranquille, en gros jusqu’à ce qu’elle meure. Mais aujourd’hui, je crois que la communauté soutient nos efforts. On le voit de nombreuses manières partout dans la communauté : des panneaux routiers sont écrits dans la langue, des gens prénomment leurs enfants avec un nom seulement mohawk, des standardistes dans toutes nos organisations répondent au téléphone avec un « She:kon! », ce qui signifie « bonjour ! » dans ce contexte ; il y a aussi des pierres tombales sur lesquelles des noms mohawk sont gravés, et nos politiciens locaux reçoivent un soutien financier. Je vois alors tout cela comme du soutien en fonction de nombreuses compétences différentes.

MI : Quel a été le plus gros défi dans la revitalisation de la langue?

CH : Financer les programmes est un défi constant et nous sommes reconnaissants envers notre gouvernement local, le Conseil Mohawk de Tyendinaga, qui a été un très grand soutien financièrement. Également, dans ce monde moderne où nous vivons, je ne crois pas que les gens se rendent compte à quel point ils sont colonisés : certains ne voient pas l’intérêt d’apprendre la langue dans le monde dans lequel nous vivons, un monde motivé par le matérialisme et le capitalisme.

MI : Selon vous, quelles sont les chances de succès pour le projet de revitalisation de la langue mohawk ?

CH : Je dois dire que j’ai une confiance totale en nos efforts de revitalisation. Il n’y a pas d’autre réponse acceptable à mon avis. Je pense qu’il est nécessaire pour nous de continuer à éduquer les gens dans notre communauté et je prévois que, en fournissant une éducation aux gens et en les sensibilisant, les efforts continueront de s’accroître.

MI : Quel est votre sentiment quant au facteur-clé de cette réussite ?

CH : Je pense que le facteur clé est l’engagement dont tout le monde fait preuve dans le processus. Que ce soit ceux d’entre nous qui font le travail administratif ou bien ceux qui sont inscrits dans nos programmes, en passant par les parents qui placent leur confiance en nous pour éduquer leurs enfants : nous avons tous un rôle extrêmement important à jouer dans ces efforts.

MI : Qu’est-ce que vous préférez dans votre travail?

CH : Ce travail, c’est ma passion, c’est toute ma vie. Je ne pourrais pas m’imaginer faire autre chose que ce que je fais. Je reçois tellement de satisfaction lorsque j’entends quelqu’un parler la langue, des enfants aux adultes. Je suis reconnaissante de la chance de pouvoir travailler si près d’une chose qui est importante non seulement pour moi mais aussi pour beaucoup de gens dans ma famille et dans ma communauté.

MI : Comment est-ce que les jeunes, les adultes et les aînés ont réagi à vos efforts?

CH : Il existe un groupe de personnes à qui j’attribue le mérite de l’impulsion originelle, il y a 10-15 ans, pour créer les opportunités linguistiques et culturelles dans la communauté. Ces personnes ont maintenant la trentaine et ce sont elles qui élèvent leurs enfants dans la langue et la culture. Durant les quelques dernières années, il a semblé y avoir un autre groupe de jeunes gens à être très intéressés par l’apprentissage de la langue et de la culture. C’est formidable pour nous. Il me semble qu’il est crucial que les jeunes acquièrent cette connaissance avant d’avoir des enfants dans l’espoir qu’ils les élèvent ensuite dans notre langue et selon nos coutumes. Notre langue ne sera tant que nous n’aurons pas une génération complète de locuteurs et dans l’idéal, ce seront là des enfants qui continueront à leur tour le processus d’enseigner et de parler à leurs propres enfants.

MI : Quelle a été la chose la plus importante que vous avez apprise grâce à ce projet?

CH : J’ai appris que rien de bon n’arrive sans efforts ! Je crois que c’est ma mère qui disait ça ! Nous avons dû lutter en cours de route mais, la satisfaction de pouvoir entendre des enfants parler la langue ou de l’entendre au magasin est tellement grande. Nous sommes passés d’une communauté virtuellement sans aucun locuteur à une communauté où la langue se fait entendre dans de nombreuses situations de la vie quotidienne. Nous sommes maintenant capables de conduire entièrement nos cérémonies dans notre maison longue communale dans la langue mohawk. Parfois nous avons l’impression de ne faire aucun progrès ; dans ces moments-là, il est alors important de repenser à la situation où nous nous trouvions il y a 10 ans, comparée à celle où nous sommes aujourd’hui. Ce n’est rien de moins qu’incroyable ; et ce sont les efforts combinés de chaque personne de la communauté qui a fait de la revitalisation de la langue une priorité dans sa vie.

MI : Qu’est-ce que vous aimeriez faire ensuite ou plutôt, où est-ce que vous aimeriez voir les projets de revitalisation être menés ensuite ?

CH : Je travaille en ce moment sur mon master en revitalisation des langues indigènes à l’Université du Manitoba. Mon projet consiste à mener une enquête au niveau communautaire sur la santé, le statut et la vitalité de la langue ; je suis pleine d’espoir quant à l’idée que je pourrais utiliser des données que j’aurais apprises grâce à ce procédé pour créer plus d’occasions pour les gens de notre communauté en termes de revitalisation et de régénération de notre langue et de notre culture.

[des enfants apprennent la langue Mohawk en Tyendinaga]

[Des enfants apprennent la langue mohawk en Tyendinaga]

Callie effleure beaucoup de questions qui sont essentielles pour la revitalisation de n’importe quelle langue. Peut-être d’autant plus importantes que ce n’est pas là chose facile ! Ce projet a été commencé par un petit groupe dévoué qui a refusé de permettre que leur langue ancestrale disparaisse. Pour eux, sauver leur langue mérite tout leur temps et tous leurs efforts ; ils ont travaillé très fort pour atteindre cet objectif. Comme le dit Callie, tant qu’il existera un groupe de gens dévoués et disposés à travailler à la préservation et à la revitalisation de la langue, alors, celle-ci sera sauvée. Elle ne doute pas un instant que le mohawk sera sauvegardé et, avec des gens qui travaillent, comme elle, pour sauvegarder les langues, je n’en doute pas non plus.

Elle mentionne aussi que dans cette société « motivée par le matérialisme et le capitalisme » que nous adoptons bien trop souvent, il existe des personnes qui n’accorderont pas d’importance à ce genre de travail. Certains voient le mohawk, ou n’importe quelle autre langue d’ailleurs, comme un moyen vers une fin : obtenir un emploi ou faire des profits économiques. Mais pour moi, ce n’est pas une chose à faire. Les gens n’apprennent pas seulement une langue (et ils ne devraient pas seulement l’apprendre) parce qu’elle a une grande valeur économique. Les apprenants de langue devraient être capables d’en voir les valeurs sociale et personnelle. Le mohawk possède une valeur culturelle significative pour les gens dont les ancêtres le parlaient autrefois. C’est un avantage immense mais difficile à mesurer.

Merci à Callie de m’avoir donné de son temps pour cette entrevue. Son travail est inestimable pour le tissu social de notre histoire, nous, Ontariens, Canadiens et, plus généralement, êtres humains.

 

A tantôt,

 

Michael Iannozzi

Merci beaucoup pour son excellent aide, comme toujours, avec la traduction à Floriane Letourneux.

 

De deux langues nait une troisième

Le mitchif (ou métchif) est une langue parlée traditionnellement par les Métis du Saskatchewan, du Manitoba, à travers le Canada et même au Dakota du Nord. La langue a été le sujet d’intenses discussions en linguistiques à cause du caractère unique de sa création.

Le professeur Nicole Rosen de l’Université du Manitoba étudie le mitchif depuis ses années d’études graduées et elle a travaillé sur un dictionnaire en ligne pour essayer de documenter et de préserver la langue. En dépit de tout ce qui rend le mitchif intéressant et spécial, la langue n’a jamais reçu l’attention de la part des documentalistes ni les efforts de revitalisation dont elle a besoin. Malheureusement, tout comme de très nombreuses langues indigènes d’Amérique du Nord, elle se trouve au bord de l’extinction. Ce qui est en jeu ici, c’est une langue qui représente les deux versants de l’histoire canadienne : l’histoire du Canada précolonial et l’histoire des colons européens et de leur émigration vers l’ouest.

J’ai eu l’énorme privilège de parler de cette langue fascinante avec le Professeur Rosen.

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Michael Iannozzi : Qu’est-ce que le mitchif ?

Nicole Rosen : Le mitchif, c’est une langue parlée par un sous-groupe du peuple métis, un mélange de français et de cri des plaines mais c’est aussi un peu d’anglais et d’ojibwé.

MI : D’où vient la langue?

NR : Autant que nous sachions, elle s’est formée au début du XIXe siècle, dans la Vallée de la Rivière Rouge, autour de Winnipeg. On la parlait déjà dans les années 1820 ou 1830. Elle a été créée en grande partie par les colons français qui ont épousé des femmes indigènes et qui ont créé une nouvelle culture, la culture métisse, ainsi qu’une nouvelle langue.

MI : C’est bien plus tôt que ce que je pensais; les colons français se seraient trouvés dans cette région avant les années 1820 mais n’auraient pas commencé à créer cette culture jusque-là ?

NR : Il est possible qu’il y ait eu un groupe avant cette date mais les traces les plus anciennes que nous avons de la langue remontent à cette période. Il existe certainement des traces de la langue et de la culture avant cette époque mais ce n’est pas avant les années 1820 que ce groupe, de manière collective c’est-à-dire en tant que communauté, a été appelé « Métis » ou « Métis de la Rivière Rouge ». Avant cette date, nous n’avons pas de traces évidentes de la création par les Métis de leur propre culture et leur propre identité. Il est probable que tous ces changements ne se soient pas produits avant les années 1820 lorsque les colons ont commencé à émigrer aussi loin à l’ouest.

MI : Donc, aujourd’hui, où trouverions-nous des locuteurs de mitchif ?

NR : Il y a des locuteurs dans quelques communautés au Manitoba comme à Camperville, San Clara et autour de Binscarth. Il y a d’autres communautés métisses avec des locuteurs au Saskatchewan, en Alberta et au Dakota du Nord. Dans les années 1870 et 1880, les Métis étaient dispersés, ou plutôt, il serait plus adéquat de dire qu’ils avaient fui la vallée de la Rivière Rouge à cause de rebellions et de batailles. Ils se sont donc dispersés à travers les prairies. La bataille de 1885 est celle qui a vraiment marqué la fin des colonies métisses dans la vallée de la Rivière Rouge ; Louis Riel a été pendu ; la langue mitchif et la culture métisse sont passées dans l’ombre après ça.

Avant ça, les Métis jouissaient en fait d’une place plutôt bonne dans la société parce qu’ils avaient une double culture et qu’ils étaient multilingues ; ils connaissaient la région comme leur poche et la plupart d’entre eux allaient à l’école si bien qu’ils pouvaient commercer entre les groupes de colons et les peuples indigènes. Grace à leur héritage double, ils pouvaient souvent s’entendre avec chacune des communautés : les Premières Nations aussi bien que les colons.

MI : Avant 1885, ils pouvaient faire partie des deux communautés alors qu’après cette date, ils ne faisaient plus vraiment partie d’aucune ?

NR : Oui, malheureusement ils se sont ensuite cachés et c’est à partir de ce moment-là que les Métis ont vraiment commencé à devenir des marginaux. C’est également à cette époque que de plus en plus de Québécois francophones, les Québécois qui n’étaient pas de sang métis, se faisaient recruter pour partir s’installer à l’ouest : ces nouveaux colons ont vraiment contribué à la marginalisation des personnes métisses.

MI : Si la langue est devenue clandestine en un sens, le fait qu’elle a pu survivre la rend d’autant plus intéressante. Les locuteurs étaient éparpillés à travers les Prairies et pourtant, la langue a été capable de survivre.

NR : La langue mitchif s’est vraiment cachée. Elle n’était parlée qu’à la maison, ce n’était pas la langue que les Métis tendaient à utiliser ailleurs. Il y avait aussi des communautés métisses qui, après leur dispersion, ont tout simplement essayé de ne pas se mélanger avec les autres communautés afin de garder leur culture vivante. Une autre facette de leur persécution et de leur isolement est que leur culture clandestine et leur statut de marginaux signifiaient qu’ils évitaient parfois de se faire envoyer dans des écoles en internat. Les internats tendaient à cibler les réserves et beaucoup de Métis vivaient juste dans les forêts en se nourrissant des ressources de la terre ; certains ont pu garder leur langue et ainsi éviter d’attirer l’attention sur eux. Certains, certainement pas tous ni même la majorité mais certains, ont pu le faire parce qu’ils se trouvaient si dispersés et isolés.

MI : Alors, diriez-vous que cela explique aussi pourquoi ils ont été capables de garder leur langue vivante? Parce qu’ils se sont gardés pour eux-mêmes et qu’ils ont essayé d’éviter de faire partie de trop de communautés différentes ?

NR : Je crois que oui. C’est là une généralisation plutôt énorme bien sûr. À cause de leur dispersion et de leur multiculturalisme, les peuples métis sont très divers quant à leurs histoires et expériences. De ce fait, il est très difficile de généraliser ou même de dire que quelque chose s’est passé généralement de telle ou telle manière, en particulier parce que le mitchif est seulement une des langues des Métis. Ces derniers parlent aussi une variété métisse du français et une variété métisse du cri, parmi d’autres langues, si bien que lorsque vous essayez de décrire cette chose qu’on appelle le mitchif, les choses deviennent quelque peu ambiguës. Pour les linguistes, le mitchif, c’est cette langue métisse. Cependant, les Métis eux-mêmes voient le mitchif comme une langue parmi quelques autres.

MI : Si vous deviez faire une estimation: combien de locuteurs diriez-vous qu’il existe ?

NR : Nos meilleures estimations donnent un nombre de plusieurs centaines; néanmoins, nous ne savons pas vraiment parce que même si un locuteur peut cocher la case « mitchif » sur le formulaire de recensement, le mitchif peut signifier trois langues différentes ; nous ne savons donc pas à quelle langue se réfèrent nécessairement les gens qui disent pouvoir parler le mitchif. Je ne pense pas que celui-ci ait été inclus dans le dernier recensement de 2011 mais même s’il a été inclus dans le précédent, les nombres qui en sont ressortis étaient plutôt insignifiants à moins de savoir à quelle langue les locuteurs se référaient : un locuteur peut très bien cocher la case « mitchif » mais qu’est-ce que cela signifie ? Français mitchif, cri mitchif ou mitchif métis ?

MI : Quand une langue romane, le français, et une langue algonquine des Premières Nations, le cri des Plaines, se mélangent, qu’est-ce que cela finit par donner ?

NR : Il existe différents points de vue sur cette question mais en gros, on dirait effectivement qu’il y a une grosse influence française mais c’est principalement du cri des plaines. Les noms et les adjectifs tendent à provenir du français tandis que la plupart des verbes tendent à provenir du cri. C’est là une description bien générale : en réalité le découpage n’est pas exactement aussi clair.

MI : Est-ce qu’un francophone comprendrait le mitchif mieux ou moins bien qu’un locuteur de cri ?

NR : Un locuteur de cri va comprendre le mitchif un peu mieux qu’un locuteur de français mais ce serait quand même très difficile. Cependant, je crois que la langue, de manière générale, ressemble plus à une langue algonquine des Premières Nations qu’à une langue romane comme le français. Cependant, un grand nombre de mots français y sont incorporés et même des sons qui existent en français mais pas dans le cri des plaines font désormais partie du mitchif.

MI : Comment en êtes-vous venu à étudier le mitchif ? Comment en avez-vous-même entendu parler ?

NR : Je pense que par le passé, la plupart des gens n’avaient même jamais entendu parler du mitchif, même ici à Winnipeg. Je crois que c’est moins vrai de nos jours mais la langue n’est toujours pas connue à grande échelle. C’est en fait pendant mes études de master en linguistiques françaises à l’Université de Toronto que j’ai entendu parler du mitchif pour la première fois. Les phénomènes de contact du français avec d’autres langues comme pour les créoles [par exemple aux Antilles] m’ont toujours intéressée.

Quand on étudie les langues en contact, il y a toujours une section qui couvre les « langues métisses » et c’est toujours le même exemple : le mitchif. Il y en a d’autres mais c’est celle qui est la plus communément utilisée pour illustrer les langues métisses. Et puis je me suis dit : « Vraiment ? Des Métis le parlent ici, au Canada ? Moi, je viens de Winnipeg et ces gens-là parlent le mitchif là-bas ? Je n’en avais jamais entendu parler ; Il faut que j’aille chercher ce que c’est. » C’est vraiment ce qui a tout déclenché. J’ai trouvé des informations sur le mitchif et ensuite j’ai appelé la Fédération des Métis du Manitoba pendant mes études de master ; j’ai demandé si des gens parlaient le mitchif ou s’ils pouvaient me dire quoi que ce soit sur la langue. Il s’est avéré qu’ils venaient de concevoir un projet sur la langue mitchif. J’ai ainsi commencé ma collaboration avec eux, collaboration que je continue encore aujourd’hui. Tout s’est bien terminé.

[Un Android App pour la langue michif]

[Un Android App pour la langue michif]

Un sincère merci au Professeur Nicole Rosen pour son temps et son aperçu fascinant sur la langue mitchif. Le professeur Rosen a réalisé un travail significatif avec les aînés métis qui parlent le mitchif en créant un dictionnaire en ligne et en réalisant des enregistrements disponibles dans un atlas linguistique des langues algonquines. De manière plus importante, son travail a exigé d’écouter les besoins et les objectifs des communautés métisses quant à la revitalisation et à la documentation de leur langue…. Ou plutôt, comme nous venons de l’apprendre, de leurs langues. Les Métisses, plus que beaucoup d’autres groupes, ont suivi un chemin différent pour former leur langue, leur culture et leur communauté. Celles-ci sont jeunes et pourtant, elles ont déjà eu leur compte d’épreuves et de querelles ; néanmoins la culture métisse et les langues mitchifs sont toujours célébrées de nos jours. Espérons que cette langue fascinante, qui a joué un rôle tellement important dans l’histoire du Canada, survivra longtemps.

Le professeur Rosen m’a fourni plusieurs ressources pour pouvoir en apprendre davantage sur la culture métisse et les langues mitchifs :

L’Institut Gabriel Dumont

L’Institut Louis Riel

Le Projet de la Langue Mitchif

[En anglais]
Rappelez-vous : restez fiers des langues que vous savez parler. Votre héritage reste toujours attaché à une langue ; soyez fiers de ce qui fait de vous un être unique.

 

A tantôt, eh,

 

Michael Iannozzi

 

Merci bien à notre traductrice Floriane Letourneux

 

Une langue saisie en film

Chloë Ellingson est documentaliste et photographe. Son travail a été vu dans les journaux, lors d’événements et, elle a récemment discuté d’un projet sur Radio Q.

Son travail le plus récent a inclus l’étude d’un effort de redynamisation mené sur le mohawk par les habitants de Tyendinaga. Elle a créé un documentaire prévenant qui est une réflexion sur l’importance de la langue pour un peuple, la manière dont une langue peut être sauvée et sur les types de personnes requises pour sauver la langue.

J’ai eu l’occasion de lui poser quelques questions sur son nouveau film. Le documentaire s’intitule Raising the words. Le titre vient du nom du programme d’immersion de deux ans pour adultes, qui s’appelle Shatiwennakarà:tats, ce qui se traduit par « ils relèvent les mots ».

[Une photographie du film]

[Une photographie du film]

Michael Iannozzi : Qu’est-ce qui vous a menée à étudier le projet de redynamisation du mohawk (ou « agnier » en français)?

Chloë Ellingson : J’ai d’abord pris conscience de la revitalisation du mohawk [connu sous le nom de Kanien’keha en mohawk] à Tyendinaga via mes liens avec deux personnes qui se sont retrouvées à étudier le mohawk, Margaret et Ellie. Je les ai rencontrées en 2011 pour un projet de photographie sur lequel je travaillais et qui avait pour sujet les grands-parents qui élèvent leurs petits-enfants. J’étudiais à l’époque le photojournalisme au Loyalist College, qui se trouve près de Belleville en Ontario. Margaret et Ellie étaient vraiment enthousiastes au sujet des programmes de langues et parlaient souvent de ce qu’elles y apprenaient.

Ça m’a pris environ un an pour m’investir dans l’idée de travailler sur ce projet parce que j’avais de sincères réserves quant à l’idée d’assumer un sujet si éloigné de mes propres expériences. En fin de compte je me suis rendu compte qu’entendre parler de ce qui se passait à Tyendinaga avait en fait de puissantes répercussions sur ma perception du Canada, sur l’intensité de l’empreinte du colonialisme et également, plus généralement, sur ce que ça signifie de parler une langue. À un certain moment, j’ai senti que ces prises de conscience étaient trop importantes pour ne pas les partager et puis, j’avais déjà rencontré des gens qui étaient disposés à partager leurs histoires avec moi. J’ai alors commencé à tourner ce film en août 2013.

MI : Où est-ce que le film se déroule ?

CE : Le documentaire a pour titre « Raising the words », qui vient du nom du programme d’immersion de deux ans pour adultes, Shatiwennakarà:tats, ce qui se traduit par « ils relèvent les mots ». Il a lieu sur le territoire mohawk de Tyendinaga, à environ 200 km à l’est de Toronto, le long de la route 401. Tyendinaga est la terre natale d’environ 2 200 personnes bien que beaucoup plus de gens soient aussi des Mohawks de la Baie de Quinte mais vivant ailleurs. Ce territoire est l’un des 6 territoires mohawks à l’intérieur des frontières canadiennes.

MI : Aviez-vous passé beaucoup de temps dans des petites villes avant de filmer ce documentaire?

CE : À part le peu de temps où j’ai habité à Belleville ? Pas du tout ! J’avais passé ma vie seulement dans de grandes villes jusque-là. Tous ces grands espaces ouverts et le fait de devoir dépendre d’une voiture ont nécessité une grosse adaptation de ma part.

MI : En rentrant dans le projet, que saviez-vous déjà des langues indigènes canadiennes ? Et en particulier, que saviez-vous du mohawk ?

CE : Je ne savais rien du tout des langues indigènes au Canada et certainement rien de ce qui se faisait pour les raviver. Je n’avais aucune idée des liens entre le mohawk et les autres langues indigènes, des endroits où les gens le parlent, ou de l’importance et la signification de la langue pour les communautés mohawk. C’est ce qui m’a mené au projet : ce n’était pas un intérêt pour la langue elle-même mais un intérêt pour ce que signifie la langue pour les gens. Plus j’en apprenais sur la valeur qu’elle contient, plus ma curiosité augmentait.

Les expériences de vie des gens à qui j’ai parlé dans le film illustrent bien qu’une langue est bien plus que de la communication. C’est une connexion avec une culture, avec des ancêtres, avec soi-même. Certaines personnes dans le film considèrent l’apprentissage d’une langue comme un acte politique et comme une part essentielle de la connexion avec leur identité mohawk.

MI : Avez-vous rencontré des défis en filmant ?

CE : Je rencontre constamment des défis. Puisque je débute dans la réalisation, certains consistent à trouver comment monter ce film. Je suis habituée à travailler avec la photographie et, entre ces deux mediums, il y a d’énormes différences auxquelles je dois me confronter, par exemple je dois planifier et faire les choses de façon calculée plutôt que d’essayer d’avoir une approche plus intuitive. Il y a des défis plus sérieux aussi comme avoir besoin d’essayer de travailler loin des représentations exotiques et lointaines des peuples indigènes qui ont gangrené les représentations visuelles dans le passé et qui continuent de les gangrener. C’est un défi qui vous hante parce que j’ai peur que les préjudices qui m’ont entourée tout au long de ma vie puissent réapparaitre de manières que je ne saurais pas détecter.

MI : Parlons des gens qui forment la base du film: quelle a été leur réaction à l’idée de commencer à apprendre le mohawk ? Pourquoi est-ce important pour eux ?

CE : De ce que je comprends, il existe plusieurs motivations mais celle qui englobe toutes les autres est indescriptible parce que j’ai seulement pu en être vaguement le témoin et qu’elle répond à un besoin profond de se sentir à nouveau soi-même après une perte immense et violente. Je sais qu’il y a des motivations secondaires en jeu comme le fait de vouloir que leurs enfants aient accès aux opportunités que eux n’ont jamais eues, de se connecter avec la culture, de vivre les changements qu’ils veulent voir effectués dans la communauté à grande échelle. Notons aussi « le facteur cool » que la langue possède maintenant, tel que le formule Thanyehténhas Brinklow, un enseignant. Comme il le dit si bien dans le film, les gamins des années 80 et 90 « ont grandi après un racisme incroyable, après le réveil des Amérindiens, à une période où être amérindien redevenait cool. » C’est cette génération, dit-il, qui a été élevée dans un contexte qui permet la renaissance de la langue aujourd’hui.

MI : Quelle a été la partie la plus difficile dans l’assemblage de tout ceci ?

CE : La partie la plus difficile de ce projet a été de lutter contre le fait que j’en parle en anglais, j’écris dessus en anglais et j’y pense en anglais. Je pense que le travail a de la valeur même venant de ce point de vue mais il est étrange de contribuer à la redynamisation à travers simplement le contenu plutôt qu’à travers l’essence du film.

MI : Qu’est-ce qui est sorti de ce travail qui soit le plus surprenant ou bien nouveau ?

CE : J’ai été surprise d’entendre certains commentaires sur mon projet de la part de personnes que je considère par ailleurs très ouvertes d’esprit, curieuses et expérimentées. Un ami m’a demandé, après avoir entendu parler du projet : « Mais n’est-il pas normal que les langues meurent au fil du temps ? » J’en suis arrivée à croire que c’était là être à côté de la plaque. Il y a de vrais gens qui se sentent concernés par leur langue et qui se battent pour la garder en bonne santé. Pourquoi entretenir des notions telles que de savoir si oui ou non c’est important à l’échelle de l’histoire humaine entière, si clairement, aujourd’hui, c’est important pour un peuple ?

MI : À qui le projet est-il destiné? Qui espérez-vous avoir comme public pour ce film ?

CE : Il est très difficile de répondre à cette question parce que je serais heureuse si tout le monde regarde le film mais je ne peux pas prédire qui en retirera quelque chose d’instructif ou pas. Ceci dit, si le point de vue duquel le film a été réalisé peut être une indication de la réponse à votre question, je dirais alors que ce film est né grâce à une prise de conscience qu’une renaissance de la langue est en train de se produire. Cela a une immense valeur pour ceux que ça concerne. En apprendre plus sur ces efforts de revitalisation est une fenêtre ouverte sur l’exploration de l’impact en cours du colonialisme ainsi qu’un désir d’explorer et de partager les histoires touchantes et porteuses d’un message de vie de quelques personnes concernées par la revitalisation linguistique à Tyendinaga.

[Une photographie du documentaire]

[Une photographie du documentaire]

Un grand merci à Chloë pour avoir participé à cet entretien. Ce blogue se concentre généralement sur le travail de professeurs universitaires et de chercheurs mais il est important de parler aussi avec les personnes qui s’impliquent dans des projets linguistiques de manières différentes.

Le mohawk est importante pour un groupe des habitants de Tyendinaga. Ils passent du temps et dépensent des fonds pour essayer de raviver leur langue et pour encourager les gens à apprécier l’importance qu’a cette langue pour leur identité mohawk.

Ces langues ne sont pas en voie d’extinction comme une espèce animale ou végétale qui ne survit pas à cause de la sélection naturelle. Il n’y a rien de naturel dans la suppression que les langues amérindiennes subissent ; cela a créé une situation où beaucoup de langues se retrouvent maintenant au bord de l’extinction.

Les efforts comme ceux qui ont lieu à Tyendinaga ont pour objectif de restaurer la place d’une langue au sein d’une communauté et les efforts comme ceux de Chloë visent à informer les personnes concernées, et le public de manière générale, qu’il est possible de sauver ces langues mais que pour cela, elles ont besoin de notre aide.

Vous pouvez trouver des informations sur comment et où voir le film documentaire de Chloë en cliquant ici.

 

A tantôt, eh,

 

Michael Iannozzi

 

Merci à notre traductrice excellente Floriane Letourneux