De deux langues nait une troisième

Le mitchif (ou métchif) est une langue parlée traditionnellement par les Métis du Saskatchewan, du Manitoba, à travers le Canada et même au Dakota du Nord. La langue a été le sujet d’intenses discussions en linguistiques à cause du caractère unique de sa création.

Le professeur Nicole Rosen de l’Université du Manitoba étudie le mitchif depuis ses années d’études graduées et elle a travaillé sur un dictionnaire en ligne pour essayer de documenter et de préserver la langue. En dépit de tout ce qui rend le mitchif intéressant et spécial, la langue n’a jamais reçu l’attention de la part des documentalistes ni les efforts de revitalisation dont elle a besoin. Malheureusement, tout comme de très nombreuses langues indigènes d’Amérique du Nord, elle se trouve au bord de l’extinction. Ce qui est en jeu ici, c’est une langue qui représente les deux versants de l’histoire canadienne : l’histoire du Canada précolonial et l’histoire des colons européens et de leur émigration vers l’ouest.

J’ai eu l’énorme privilège de parler de cette langue fascinante avec le Professeur Rosen.

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Michael Iannozzi : Qu’est-ce que le mitchif ?

Nicole Rosen : Le mitchif, c’est une langue parlée par un sous-groupe du peuple métis, un mélange de français et de cri des plaines mais c’est aussi un peu d’anglais et d’ojibwé.

MI : D’où vient la langue?

NR : Autant que nous sachions, elle s’est formée au début du XIXe siècle, dans la Vallée de la Rivière Rouge, autour de Winnipeg. On la parlait déjà dans les années 1820 ou 1830. Elle a été créée en grande partie par les colons français qui ont épousé des femmes indigènes et qui ont créé une nouvelle culture, la culture métisse, ainsi qu’une nouvelle langue.

MI : C’est bien plus tôt que ce que je pensais; les colons français se seraient trouvés dans cette région avant les années 1820 mais n’auraient pas commencé à créer cette culture jusque-là ?

NR : Il est possible qu’il y ait eu un groupe avant cette date mais les traces les plus anciennes que nous avons de la langue remontent à cette période. Il existe certainement des traces de la langue et de la culture avant cette époque mais ce n’est pas avant les années 1820 que ce groupe, de manière collective c’est-à-dire en tant que communauté, a été appelé « Métis » ou « Métis de la Rivière Rouge ». Avant cette date, nous n’avons pas de traces évidentes de la création par les Métis de leur propre culture et leur propre identité. Il est probable que tous ces changements ne se soient pas produits avant les années 1820 lorsque les colons ont commencé à émigrer aussi loin à l’ouest.

MI : Donc, aujourd’hui, où trouverions-nous des locuteurs de mitchif ?

NR : Il y a des locuteurs dans quelques communautés au Manitoba comme à Camperville, San Clara et autour de Binscarth. Il y a d’autres communautés métisses avec des locuteurs au Saskatchewan, en Alberta et au Dakota du Nord. Dans les années 1870 et 1880, les Métis étaient dispersés, ou plutôt, il serait plus adéquat de dire qu’ils avaient fui la vallée de la Rivière Rouge à cause de rebellions et de batailles. Ils se sont donc dispersés à travers les prairies. La bataille de 1885 est celle qui a vraiment marqué la fin des colonies métisses dans la vallée de la Rivière Rouge ; Louis Riel a été pendu ; la langue mitchif et la culture métisse sont passées dans l’ombre après ça.

Avant ça, les Métis jouissaient en fait d’une place plutôt bonne dans la société parce qu’ils avaient une double culture et qu’ils étaient multilingues ; ils connaissaient la région comme leur poche et la plupart d’entre eux allaient à l’école si bien qu’ils pouvaient commercer entre les groupes de colons et les peuples indigènes. Grace à leur héritage double, ils pouvaient souvent s’entendre avec chacune des communautés : les Premières Nations aussi bien que les colons.

MI : Avant 1885, ils pouvaient faire partie des deux communautés alors qu’après cette date, ils ne faisaient plus vraiment partie d’aucune ?

NR : Oui, malheureusement ils se sont ensuite cachés et c’est à partir de ce moment-là que les Métis ont vraiment commencé à devenir des marginaux. C’est également à cette époque que de plus en plus de Québécois francophones, les Québécois qui n’étaient pas de sang métis, se faisaient recruter pour partir s’installer à l’ouest : ces nouveaux colons ont vraiment contribué à la marginalisation des personnes métisses.

MI : Si la langue est devenue clandestine en un sens, le fait qu’elle a pu survivre la rend d’autant plus intéressante. Les locuteurs étaient éparpillés à travers les Prairies et pourtant, la langue a été capable de survivre.

NR : La langue mitchif s’est vraiment cachée. Elle n’était parlée qu’à la maison, ce n’était pas la langue que les Métis tendaient à utiliser ailleurs. Il y avait aussi des communautés métisses qui, après leur dispersion, ont tout simplement essayé de ne pas se mélanger avec les autres communautés afin de garder leur culture vivante. Une autre facette de leur persécution et de leur isolement est que leur culture clandestine et leur statut de marginaux signifiaient qu’ils évitaient parfois de se faire envoyer dans des écoles en internat. Les internats tendaient à cibler les réserves et beaucoup de Métis vivaient juste dans les forêts en se nourrissant des ressources de la terre ; certains ont pu garder leur langue et ainsi éviter d’attirer l’attention sur eux. Certains, certainement pas tous ni même la majorité mais certains, ont pu le faire parce qu’ils se trouvaient si dispersés et isolés.

MI : Alors, diriez-vous que cela explique aussi pourquoi ils ont été capables de garder leur langue vivante? Parce qu’ils se sont gardés pour eux-mêmes et qu’ils ont essayé d’éviter de faire partie de trop de communautés différentes ?

NR : Je crois que oui. C’est là une généralisation plutôt énorme bien sûr. À cause de leur dispersion et de leur multiculturalisme, les peuples métis sont très divers quant à leurs histoires et expériences. De ce fait, il est très difficile de généraliser ou même de dire que quelque chose s’est passé généralement de telle ou telle manière, en particulier parce que le mitchif est seulement une des langues des Métis. Ces derniers parlent aussi une variété métisse du français et une variété métisse du cri, parmi d’autres langues, si bien que lorsque vous essayez de décrire cette chose qu’on appelle le mitchif, les choses deviennent quelque peu ambiguës. Pour les linguistes, le mitchif, c’est cette langue métisse. Cependant, les Métis eux-mêmes voient le mitchif comme une langue parmi quelques autres.

MI : Si vous deviez faire une estimation: combien de locuteurs diriez-vous qu’il existe ?

NR : Nos meilleures estimations donnent un nombre de plusieurs centaines; néanmoins, nous ne savons pas vraiment parce que même si un locuteur peut cocher la case « mitchif » sur le formulaire de recensement, le mitchif peut signifier trois langues différentes ; nous ne savons donc pas à quelle langue se réfèrent nécessairement les gens qui disent pouvoir parler le mitchif. Je ne pense pas que celui-ci ait été inclus dans le dernier recensement de 2011 mais même s’il a été inclus dans le précédent, les nombres qui en sont ressortis étaient plutôt insignifiants à moins de savoir à quelle langue les locuteurs se référaient : un locuteur peut très bien cocher la case « mitchif » mais qu’est-ce que cela signifie ? Français mitchif, cri mitchif ou mitchif métis ?

MI : Quand une langue romane, le français, et une langue algonquine des Premières Nations, le cri des Plaines, se mélangent, qu’est-ce que cela finit par donner ?

NR : Il existe différents points de vue sur cette question mais en gros, on dirait effectivement qu’il y a une grosse influence française mais c’est principalement du cri des plaines. Les noms et les adjectifs tendent à provenir du français tandis que la plupart des verbes tendent à provenir du cri. C’est là une description bien générale : en réalité le découpage n’est pas exactement aussi clair.

MI : Est-ce qu’un francophone comprendrait le mitchif mieux ou moins bien qu’un locuteur de cri ?

NR : Un locuteur de cri va comprendre le mitchif un peu mieux qu’un locuteur de français mais ce serait quand même très difficile. Cependant, je crois que la langue, de manière générale, ressemble plus à une langue algonquine des Premières Nations qu’à une langue romane comme le français. Cependant, un grand nombre de mots français y sont incorporés et même des sons qui existent en français mais pas dans le cri des plaines font désormais partie du mitchif.

MI : Comment en êtes-vous venu à étudier le mitchif ? Comment en avez-vous-même entendu parler ?

NR : Je pense que par le passé, la plupart des gens n’avaient même jamais entendu parler du mitchif, même ici à Winnipeg. Je crois que c’est moins vrai de nos jours mais la langue n’est toujours pas connue à grande échelle. C’est en fait pendant mes études de master en linguistiques françaises à l’Université de Toronto que j’ai entendu parler du mitchif pour la première fois. Les phénomènes de contact du français avec d’autres langues comme pour les créoles [par exemple aux Antilles] m’ont toujours intéressée.

Quand on étudie les langues en contact, il y a toujours une section qui couvre les « langues métisses » et c’est toujours le même exemple : le mitchif. Il y en a d’autres mais c’est celle qui est la plus communément utilisée pour illustrer les langues métisses. Et puis je me suis dit : « Vraiment ? Des Métis le parlent ici, au Canada ? Moi, je viens de Winnipeg et ces gens-là parlent le mitchif là-bas ? Je n’en avais jamais entendu parler ; Il faut que j’aille chercher ce que c’est. » C’est vraiment ce qui a tout déclenché. J’ai trouvé des informations sur le mitchif et ensuite j’ai appelé la Fédération des Métis du Manitoba pendant mes études de master ; j’ai demandé si des gens parlaient le mitchif ou s’ils pouvaient me dire quoi que ce soit sur la langue. Il s’est avéré qu’ils venaient de concevoir un projet sur la langue mitchif. J’ai ainsi commencé ma collaboration avec eux, collaboration que je continue encore aujourd’hui. Tout s’est bien terminé.

[Un Android App pour la langue michif]

[Un Android App pour la langue michif]

Un sincère merci au Professeur Nicole Rosen pour son temps et son aperçu fascinant sur la langue mitchif. Le professeur Rosen a réalisé un travail significatif avec les aînés métis qui parlent le mitchif en créant un dictionnaire en ligne et en réalisant des enregistrements disponibles dans un atlas linguistique des langues algonquines. De manière plus importante, son travail a exigé d’écouter les besoins et les objectifs des communautés métisses quant à la revitalisation et à la documentation de leur langue…. Ou plutôt, comme nous venons de l’apprendre, de leurs langues. Les Métisses, plus que beaucoup d’autres groupes, ont suivi un chemin différent pour former leur langue, leur culture et leur communauté. Celles-ci sont jeunes et pourtant, elles ont déjà eu leur compte d’épreuves et de querelles ; néanmoins la culture métisse et les langues mitchifs sont toujours célébrées de nos jours. Espérons que cette langue fascinante, qui a joué un rôle tellement important dans l’histoire du Canada, survivra longtemps.

Le professeur Rosen m’a fourni plusieurs ressources pour pouvoir en apprendre davantage sur la culture métisse et les langues mitchifs :

L’Institut Gabriel Dumont

L’Institut Louis Riel

Le Projet de la Langue Mitchif

[En anglais]
Rappelez-vous : restez fiers des langues que vous savez parler. Votre héritage reste toujours attaché à une langue ; soyez fiers de ce qui fait de vous un être unique.

 

A tantôt, eh,

 

Michael Iannozzi

 

Merci bien à notre traductrice Floriane Letourneux

 

L’anglais de l’ouest canadien

Le blogue de cette semaine est une discussion sur l’anglais de la côte ouest et en particulier celui de Victoria en Colombie Britannique. Nous avons souvent beaucoup de mal à distinguer les gens qui viennent des différentes régions du Canada (à part le Québec et la côte est) et, de l’Ontario à la Colombie Britannique, les accents semblent être à première vue à peu près les mêmes partout.

Pourtant, le professeur Alexandra D’Arcy étudie l’anglais de Victoria et elle a découvert que les similarités que nous observons aujourd’hui n’étaient pas si similaires par le passé. Elle étudie la langue au niveau diachronique c’est-à-dire qu’elle en étudie l’évolution sur une certaine période et dans son cas, sur une longue période. Si vous menez des entretiens dans une communauté, une fois que vous la quittez, vous ne pouvez pas découvrir les changements qui ont lieu à travers le temps, sauf en comparant les locuteurs plus âgés avec les plus jeunes et en émettant des hypothèses sur les différences entre ces générations. En étudiant l’anglais de Victoria grâce à des enregistrements et des entrevues réalisés sur plus d’un siècle, le professeur D’Arcy peut observer les changements se produire au fil des ans à travers ces voix du passé.

Elle a eu la gentillesse de nous expliquer comment tout cela fonctionne et comment les habitants de Victoria avaient autrefois un accent bien plus distinct qu’aujourd’hui.

Fort Victoria avant de se développer à Victoria. (Source: Wikimedia Commons)

Fort Victoria avant de se développer à Victoria. (Source: Wikimedia Commons)

Michael Iannozzi : Il me semble qu’une partie des gens voient l’anglais canadien comme ayant seulement deux variétés : Terre-Neuve et le reste du pays. Comment est-ce que vous, vous voyez l’anglais canadien ?

Alexandra D’Arcy : Je vois beaucoup de diversité. A l’est de l’Ontario, il y a le Québec, les Maritimes puis Terre-Neuve et le Labrador ; Terre-Neuve est bien sûr définie par ses propres variations dialectales. Cette zone entière possède une histoire riche avec des influences variées en termes de données historiques, aussi bien au niveau régional, linguistique, religieux qu’ethnique. De l’Ontario jusqu’à la Colombie Britannique cependant, la situation n’est pas aussi homogène que ne le laisse penser la rhétorique. On oublie que les villes sont une chose et que les vastes zones rurales et semi-rurales du pays en sont entièrement une autre et qu’elles contribuent énormément à l’histoire de l’anglais canadien. Ces voix se retrouvent mises en arrière-plan mais les choses commencent à changer. De plus en plus de sociolinguistes sortent des villes si bien que notre vision de l’anglais canadien est aussi sur le point de changer. Nous vivons des moments palpitants.

MI : L’anglais couvre une zone géographique au Canada: où se trouvent les variétés, d’après vous ? Est-ce aussi simple que de diviser le pays ? Si non, pourquoi pas ?

AD : C’est une question intéressante. Je crois qu’il faut nuancer la réponse. Il existe évidemment de vastes régions : regardez seulement The Atlas of North American English [l’Atlas de l’anglais nord-américain], ou bien le travail d’enquête de grande envergure de Charles Boberg. Certaines de ces régions s’alignent sur les provinces mais d’autres pas. À l’intérieur même des régions, il y a des frontières dialectales plus petites et ainsi de suite. Mais bien sûr, c’est là l’image typique qui se dessine de la recherche sur les dialectes. Plus vous allez dans le détail, plus vous développez des caractéristiques autres que les simples sons et plus vous dénichez de diversité dans cette image. Autrement dit, plus on travaille sur l’anglais canadien, plus on adopte des angles de vue régionaux et plus l’image montre de la variété. L’émergence d’archives d’enregistrements couvrant des durées importantes va bien sûr apporter une perspective entièrement nouvelle à notre compréhension de l’anglais canadien.

MI : Votre travail s’est concentré sur l’anglais parlé à Victoria, en Colombie Britannique, et vous avez collecté des données couvrant une très grande période. Quelle quantité de données avez-vous, de quels types de données s’agit-il et sur combien de temps s’étendent-elles ?

AD : Excellente question! Je possède environ 300 heures de données : des récits oraux et des entretiens sociolinguistiques. Les récits oraux proviennent de deux sources principales : les bibliothèques de l’Université de Victoria possèdent des ouvrages d’archives dont j’ai pu acquérir les droits et ensuite, j’ai aussi pu assurer les droits pour un sous-ensemble de la Collection Imbert Orchard, par le biais de la CBC et du Musée Royal de la Colombie Britannique. La plupart de ces enregistrements ont été réalisés à partir des années 60 et nous avons utilisé les archives du Musée pour nous concentrer sur les locuteurs de la Collection Imbert Orchard qui sont nés ou ont été élevés à Victoria. Entre ces deux collections, nous avons ainsi 42 locuteurs de la région, nés entre 1865 et 1936. Le plus gros des entrevues sociolinguistiques ont été menées en 2012 avec de vrais Victoriens. Cette collection recense 162 locuteurs, nés entre 1913 et 1996. Je suis plutôt fière de ce corpus en fait. Nous avons beaucoup de Victoriens de première génération mais nous en avons aussi de deuxième, troisième, quatrième, cinquième et sixième générations. Il me semble que c’est plutôt super. Mais si vous mettez les enregistrements d’archives avec les contemporains, vous vous retrouvez avec une vue d’ensemble sur le parlé local sur plus de 130 ans. C’est palpitant. Nous avons aussi beaucoup de chance parce que les bibliothèques de l’Université de Victoria détiennent l’histoire entière du journal local qui a débuté en 1858 sous le nom de The British Colonist [le colon britannique]. En réalité, les archives jusque 1920 ont été numérisées. Après cette date, on trouve les fichiers en formats microfiches mais c’est aussi sympa d’une autre manière. Tout cela complète les données. Nous avons les traces orales grâce aux enregistrements dans mon laboratoire, et nous avons des traces de la langue écrite formelle grâce au British/Times Colonist. Cela nous donne une connaissance supplémentaire de l’histoire de la variété de la langue.

MI : Quelles sont vos résultats sur l’anglais victorien ?

AD : L’anglais victorien d’aujourd’hui n’a pas de différence frappante avec ce que vous entendez à Vancouver ou à Toronto. Certaines personnes de la région racontent qu’on leur a déjà demandé d’où ils venaient lorsqu’ils visitent d’autres endroits ; mais il n’y a aucune marque de fabrique dans leur façon de parler estampillée « Victoria », que ce soit d’un point de vue local ou national. Cependant, il fut un temps où une certaine frange de la population avait un accent distinctif. Je l’appelle la « délicatesse de Victoria » [« Victoria Dainty »], mais sur l’île, il est connu sous le nom d’ « accent de Van Isle » [« Van Isle Accent »]. Ce nom vient des écoles privées cossues établies et gérées par des enseignants anglais Réformés, ce qui permettait d’établir des normes culturelles et linguistiques anglaises et, ainsi que l’a formulé un chercheur, ce qui permettait aux enfants d’immigrés de devenir anglais [« grow up English »]. Vous pouvez toujours entendre cet accent à Victoria mais les locuteurs ont maintenant tous la soixantaine voire plus. C’est vraiment une variété qui tombe en désuétude et pour comprendre son caractère unique, il faut savoir que la plupart des Victoriens ne se rendent pas compte qu’ils parlent à une autre personne de leur propre ville lorsqu’ils parlent à ces gens-là. En fait, beaucoup sont surpris quand je leur dis que cet accent existe et ils sont stupéfaits quand je leur fais écouter des enregistrements. Il faut vraiment les entendre ; et on parle là dans certains cas de Victoriens de troisième ou quatrième génération !

En ce qui concerne l’anglais contemporain de Victoria, le tableau est plus complexe mais je ne pense pas que ce soit particulièrement surprenant. Pour certaines caractéristiques, comme l’introduction de citations directes, l’anglais de Victoria n’est pas différent de l’anglais de Toronto ou celui de Perth en Australie d’ailleurs (par exemple : j’étais comme ‘Sans rire !’ [« I’m like ‘No way !’ »]). Mais certains aspects du parler local font de nous de vrais Canadiens, comme les extenseurs généraux (par exemple, « J’aime l’art et les trucs comme ça. [« I like art and stuff like that. »]) et aussi la façon dont la voyelle dans des mots comme « goose » est prononcée avec la langue plus en avant dans la bouche. Mais bien sûr, il existe aussi des éléments qui semblent mettre Victoria à part. Alors que la plupart des dialectes canadiens ont évolué relativement tôt pour prononcer des mots comme « tube » de la manière suivante : ‘toube’ [sans disphtongue], l’anglais de Victoria tend à garder l’ancienne prononciation ‘tioube’ [la prononciation britannique, avec diphtongue].

MI : Est-ce que l’anglais de Victoria a changé au fil des décennies ? Si oui, comment ? Est-ce qu’il s’est rapproché ou bien éloigné de ce qu’on considèrerait comme « l’anglais canadien standard », c’est-à-dire l’anglais du centre du Canada [aussi connu sous le nom de « anglais CBC », du nom de la société nationale canadienne de radio- et télédiffusion « Canadian Broadcasting Corporation ».]

AD : De manière très fondamentale, Victoria a toujours fait partie de la région du dialecte canadien général. La très grande proportion des colons et des immigrés a été constamment constituée d’autres Canadiens, c’est-à-dire des Loyalistes et de leurs descendants. Mais Victoria n’a pas été érigée en tant que siège de gouvernement ou de commerce ; elle a été érigée pour établir une colonie où les enfants d’immigrés anglais pourraient maintenir leur ‘héritage inaliénable’ en tant que sujets britanniques. En d’autres termes, il existe un bagage idéologique plutôt lourd dans les racines de la ville ! En ce qui concerne le rapprochement ou l’éloignement de la langue par rapport à l’anglais canadien général, c’est dur à dire. La cible est mouvante parce que les changements sont bien sûr en cours, et ils sont constants. Victoria participe de ces changements mais le problème réside dans les détails. Est-ce que cette ville participe de la même manière, avec les mêmes résultats finaux ? C’est là une chose que je vais devoir laisser en suspens pour l’instant.

MI : Si vous pouviez retourner en arrière et recueillir quelque chose de plus sur les données que vous avez déjà du passé, qu’est-ce que vous aimeriez récolter ?

AD : Ce serait super de savoir combien de temps les familles de ces personnes ont vécu à Victoria. Pour les enregistrements contemporains, nous savons que nous avons des Victoriens de la première à la sixième génération. C’est un aspect extrêmement instructif mais malheureusement, il est très difficile de retracer les données plus anciennes. La plupart des locuteurs étaient probablement de première génération mais il est possible que certains soient de deuxième et troisième générations. Quand leurs familles sont-elles arrivées, et d’où venaient-elles ?

MI : Est-ce que les sujets abordés durant les entrevues ont changé avec le temps ?

AD : Absolument, mais en fonction du support de travail. Dans la plupart des cas, on reçoit des récits oraux et les sujets sont typiquement spécifiques au support qu’est le récit oral, lorsque celui-ci a été collecté (que ce soit à propos de l’histoire de l’Université de Victoria ou à propos de la vie sur l’ile, etc.). La beauté de cette documentation réside néanmoins dans le fait qu’elle contient des histoires personnelles et bien sûr, la narration est la perle de l’entrevue sociolinguistique ; cela apporte un degré crucial de comparabilité. Si on engage les gens dans une conversation détendue et bon enfant, ça aide à aligner les données sur les autres. En même temps, nous savons que le sujet, le cadre, la personne qui fait passer les entretiens et les facteurs de ce type, ont tous une influence sur la performance du locuteur, si bien que cela affecte la comparabilité absolue. [L’environnement dans lequel l’entretien se tient et la chercheuse elle-même peuvent influencer, et d’ailleurs influencent, la façon de parler des gens. Par exemple, si vous parlez à votre meilleur ami qui vous enregistre chez vous, vous parlerez autrement que si vous parliez avec un journaliste de la CBC dans un studio.]

MI : À la lumière de l’utilisation actuelle des réseaux sociaux, de YouTube, des informations télévisées, etc, pensez-vous que des projets comme le vôtre seront plus simples ou plus compliqués dans une centaine d’années ?

AD : Grâce à Internet, il est indéniable que des sources potentielles sont en train de se multiplier mais tout cela se résume à ce que vous recherchez. Au bout du compte, les questionnements déterminent ce qui est utilisable et ce qui est valide empiriquement. Une bonne partie du contenu en ligne est accessible, en supposant que nous parlons de contenu qui est réellement publique et accessible pour l’exploration de données ; mais cela n’implique pas automatiquement que c’est adéquat et légitime au vu des objectifs de la recherche. Et franchement, sans informations détaillées sur les locuteurs, ces tonnes d’informations contenues dans ces supports se trouvent entravées. Donnez-moi une bonne vieille histoire orale n’importe quand !

MI : Si une personne du Victoria du début du XXème siècle s’asseyait dans un café aujourd’hui, qu’est-ce qui les frapperait le plus à propos de l’anglais à Victoria aujourd’hui ?

AD : Je crois que leur plus grande impression serait « qu’est-ce que c’est ? Pourquoi est-ce que ça fait un bruit épouvantable ? Ce n’est pas convenable ! » Bien sûr, je ne crois en rien de cela et je ne suis pas d’accord mais personne n’aime le fait que la langue change ; ce n’est jamais pour le meilleur. En plus de cela, les croyances et les impressions que l’on se fait de la langue sont inextricablement liées à celles que l’on se fait des gens. Avouons-le, même les femmes âgées les plus respectables portent des pantalons de nos jours, alors imaginez un instant la réaction face aux adolescents du XXIe siècle, ce groupe même qui est responsable de la ruine de la langue, de manière plus générale !

MI : Y a-t-il un enregistrement ou une entrevue que vous préférez? Une personne qui a été enregistrée et que vous appréciez beaucoup ? Si oui, pourquoi ?

AD : En fait, non, je n’en ai pas. Il existe des histoires et des échanges qui me captivent vraiment pour ainsi dire mais pas des individus en soi. Evidemment, certains enregistrements sont moins engageants que d’autres mais ça fait partie de la nature humaine. En général, je trouve que si vous prenez le temps d’écouter, et je veux dire par là que vous faites réellement attention à ce qui est en train d’être partagé, la plupart des gens ont des vies intéressantes et captivantes à un certain égard. Tout le monde a déjà fait l’expérience de la joie, de la tristesse, de la colère, de l’amour ; les histoires qui évoluent autour de ces expériences sont drôles, réconfortantes ou bien déchirantes. Tout le monde n’est pas un conteur accompli mais entre les lignes se trouve la vie. Pour la plupart, ce que je ressens, c’est de la chance ; la chance d’avoir l’occasion d’écouter des gens.

L’hôtel de ville de Victoria.

L’hôtel de ville de Victoria.

Un sincère merci au professeur D’Arcy d’avoir pris le temps de parler de sa fascinante recherche. Celle-ci ne semble peut-être pas importante pour le moment, mais il se peut que les entretiens qui ont lieu avec la famille, les amis ou les simples passants se terminent en outils importants pour les linguistes, les sociologues et bien d’autres chercheurs pour étudier la vie d’autrefois.

Le fait d’enregistrer les histoires qu’ont à raconter les membres de votre famille et de discuter du récit de leur vie, constituera une pièce importante ainsi qu’un souvenir de votre passé familial. Peut-être aussi qu’un jour cela pourra aider quelqu’un comme Alexandra D’Arcy à en apprendre plus sur l’histoire, la culture et la communauté dont votre famille fait partie.

 

A tantôt, eh,

 

Michael Iannozzi

 

Mille Mercis à Floriane Letourneux pour ton aide avec la traduction.