Cette semaine, je me suis entretenu avec la professeure Annette Boudreau de l’Université de Moncton. Ce qu’elle étudie ? Nous en avons presque tous fait l’expérience dans une certaine mesure : l’insécurité linguistique. C’est l’idée selon laquelle votre manière de parler n’est pas assez bonne, que vous ne parlez pas aussi bien que certaines autres personnes qui, elles, selon vous, parlent « correctement ». C’est évidemment un sentiment compliqué pour de nombreuses personnes, et particulièrement pour les minorités linguistiques. Je laisse la professeure Boudreau expliquer ce qui l’a menée en premier à ce travail :
Annette Boudreau : Mon travail comme sociolinguiste et plus particulièrement sur les idéologies et les représentations linguistiques n’est pas dû au hasard. Si je me suis intéressée au phénomène de l’insécurité linguistique, c’est parce que j’ai pu en observer les signes tangibles chez mes étudiants à l’Université de Moncton et en fait, pour autant que je m’en souvienne, tout autour de moi depuis mon adolescence. Je m’explique.Avant d’enseigner la linguistique, et plus particulièrement la sociolinguistique, j’ai enseigné des cours de langue française aux étudiants inscrits en première année à l’Université de Moncton, des cours obligatoires pour tous les étudiants (sauf pour les quelques-uns qui en sont exemptés). Or je me suis vite rendu compte que les francophones issus des milieux où le français est minoritaire prenaient moins la parole que ceux des milieux majoritaires et de plus, j’ai pu observer que les premiers avaient intériorisé un sentiment d’infériorité. Or, ce sentiment n’était pas nécessairement lié aux compétences réelles des personnes. À la même époque, une collègue, Lise Dubois, qui enseignait en traduction, observait aussi une grande insécurité linguistique chez les étudiants du sud-est du Nouveau-Brunswick, milieu minoritaire. Sur la base de nos deux constats, nous avons donc décidé en 1989 de réaliser une enquête dans toutes les écoles secondaires francophones du Nouveau-Brunswick en faisant passer un questionnaire écrit aux élèves de 12e année (environ 1000 étudiants) puis en réalisant des entretiens avec 10 % d’entre eux (choisis au hasard). Les résultats furent concluants. Les étudiants des milieux minoritaires dévalorisaient davantage leurs pratiques linguistiques que ceux des milieux majoritaires.
Après cette enquête terminée, j’ai écrit une thèse sur le sujet et je ne cesse d’y travailler depuis. Mais j’explore aujourd’hui les discours qui contribuent à expliquer le phénomène et je les étudie dans une perspective historique.
[Quelques publications]
L’insécurité linguistique comme entrave à l’apprentissage du français
Langues minoritaires et espaces publics : le cas de l’Acadie
Michael Iannozzi : Pour commencer, qu’est-ce que l’insécurité linguistique?
Annette Boudreau : Michel Francard, linguiste belge, définit l’insécurité linguistique comme une quête de légitimité linguistique. En fait, l’insécurité linguistique veut aussi dire le sentiment que ressent un individu lorsqu’il pense ne pas produire des énoncés selon un modèle imaginé ou attendu, c’est-à-dire lorsqu’il pense que ses pratiques linguistiques ne sont pas adéquates. Les principales manifestations de l’insécurité linguistique, définies par le sociolinguiste américain William Labov (en 1972), visibles dans les situations formelles de communication, sont les suivantes :
- L’hypercorrection : le locuteur va tellement vouloir éviter de faire des fautes qu’il va en faire sans le vouloir. Par exemple, usage fautive des relatives : (usage du dont au lieu du que), vocabulaire inapproprié pour faire plus savant.
- Les reprises, les reformulations (par exemple, redire le terme en vernaculaire)
- L’entretien de sentiments négatifs à l’égard de sa manière de parler.
- La perte de ses moyens, c’est-à-dire ne plus pouvoir trouver les mots qui conviennent dans une situation donnée.
MI : Quelles sont quelques causes potentielles qui rendent quelqu’un moins assuré linguistiquement ?
AB : Les causes sont nombreuses et varient selon les groupes et selon les individus.
- La situation sociale reliée à la scolarisation peut être considérée une cause de l’insécurité, c’est–à-dire que les gens de classes sociales défavorisées peuvent ressentir un certain degré d’insécurité linguistique mais tout dépend des situations et des métiers exercés. Pour certaines personnes, peu importe les classes, la façon de parler ne constitue pas une question importante.
- En fait, pour ressentir un sentiment d’insécurité linguistique, il faut avoir développé une conscience des différentes façons de parler et surtout avoir conscience de parler une langue, un français différent de celui qui est considéré comme le français le plus prestigieux. Les personnes très conscientes de la norme sont celles qui sont plus susceptibles de ressentir un sentiment d’insécurité linguistique. Je dirais aussi que les gens qui vivent dans les marges de la langue légitime sont plus aptes à ressentir des sentiments d’insécurité linguistique.
- Pierre Bourdieu, sociologue français, ne parle pas de langue standard mais de langue légitime et j’aime bien le terme parce qu’une langue peut être légitime et dotée de valeurs sur un marché (le marché officiel comme il l’appelle) et non légitime sur un autre marché (sur le marché franc selon le terme de l’auteur) ou encore sur le marché des pairs. Bourdieu compare la circulation des langues à la circulation de la monnaie ; les deux circulent sur des marchés et obtiennent des profits selon la valeur qui leur est accordée. Or la langue légitime est dotée d’une grande valeur sur le marché officiel des langues (situation formelle de communication), tandis que la langue vernaculaire est dotée de valeurs de solidarité (par exemple) sur d’autres marchés où il est important de parler comme les gens de la place.
MI : Est-ce que la perception de l’équilibre des pouvoirs est importante pour l’assurance des personnes qui parlent/ des locuteurs ?
AB : Oui bien sûr, elle est centrale. Bourdieu a bien montré que les détenteurs de la langue légitime peuvent exercer ce qu’il appelle un pouvoir symbolique (et même une violence symbolique) lorsqu’ils sont en contact avec des locuteurs qui possèdent moins cette variété ou qui sont en position d’infériorité sociale. Les détenteurs du capital légitime peuvent aller jusqu’à faire perdre leurs moyens aux autres, aux exclus de ce capital. Ces derniers ressentent cette violence et ils peuvent choisir de se taire, solution ultime.
MI :Y a-t-il des éléments lexicaux de l’autre participant qui jouent un plus grand rôle pour rendre quelqu’un sûr, ou non, linguistiquement ? Ou est-ce que ce sont plutôt les/ des choses plus subconscientes ?
AB : Oui les éléments lexicaux jouent un rôle quand, par exemple, on ne trouve pas le mot qu’il faut au moment convenu. Mais je crois plutôt que les dynamiques en jeu lors des conversations et qui produisent de l’insécurité linguistique relèvent davantage des relations de pouvoir qui s’exercent ou non dans l’échange et que ces relations de pouvoir ne peuvent se comprendre sans examiner les conditions sociales dans lesquelles interviennent ces échanges. Les êtres humains ont tous une histoire personnelle, sociale et historique, et c’est cet habitus (pour encore user de la terminologie bourdieusienne) qui est présent dans une conversation et il convient d’en tenir compte.
MI : Comment étudiez-vous quelque chose de si/ d’aussi difficile à observer naturellement ?
AB : La question est bonne – pas facile à mesurer. J’ai étudié l’insécurité linguistique en faisant des enquêtes comme je l’ai expliqué plus haut (par questionnaire et entretiens), mais surtout en observant les gens (ici les Acadiens) dans différentes situations de communications, des gens qui avaient à prendre la parole lorsqu’ils étaient en situation d’interview à la radio, ou lorsqu’ils parlaient à des francophones d’ailleurs (changement de registre ou affirmation d’une contre-légitimité en affichant de façon ostentatoire le vernaculaire – autre facette de l’insécurité linguistique). En effet, une façon de s’affranchir de la domination d’une norme exogène, c’est d’afficher sa différence, phénomène très visible chez certains artistes acadiens.
MI : Comment est-ce que le statut social du français au Canada affecte l’insécurité des Francophones ?
AB : Le statut social du français exerce indéniablement un effet sur l’insécurité linguistique des gens. Chantal Bouchard (1998) a montré que les Québécois ont dévalorisé leur langue à partir du milieu du 19e siècle (lorsqu’ils ont pris connaissance que le français des Français avait évolué de façon différente du leur) et ce jusqu’aux années 1960 où la situation a commencé à changer parce que les Québécois ont décidé de décrire leur langue, et aussi parce qu’ils ont pris des mesures gouvernementales pour contrôler leur économie et leurs institutions. En Acadie (au NB, en NE et à l’Île-du – Prince Édouard), les francophones n’ont pas les mêmes pouvoirs. Au Nouveau-Brunswick, la province est officiellement bilingue, les Acadiens ont obtenu la dualité en éducation, mais il reste que dans les régions minoritaires surtout, les locuteurs ont intériorisé l’idée que leur langue n’est pas aussi valable socialement. Ils n’ont pas nécessairement tort. La plupart sont bilingues – anglais et français – et ils savent qu’ils peuvent se débrouiller partout en parlant l’anglais. Dans nos enquêtes, on a pu montrer que les Acadiens sont très attachés au français – la langue du cœurs, qu’ils sont «fiers » de la parler, mais qu’ils savent par expérience que l’anglais est la langue des affaires, la langue passe-partout. Donc oui, le statut social du français affecte l’insécurité linguistique.
Il existe pour les francophones différentes formes d’insécurité, une insécurité statutaire et une insécurité formelle (Calvet 1999). L’insécurité statutaire est liée au statut alors que l’insécurité formelle est liée à la manière de parler. Par exemple, les francophones du Canada peuvent être sécures sur le plan de leur statut ( + ou – selon les provinces par exemple), mais en même temps être insécures sur le plan formel, c’est-à-dire penser qu’ils ne parlent pas la langue selon les normes attendues.
MI : Que nous conseillez-vous de faire pour nous rassurer un peu plus avec notre langage/ langue ?
AB : Deux choses :
- travailler sur les représentations – prendre conscience que la variation est le propre de toutes les langues, qu’il n’existe pas un modèle unique, une seule façon de parler une langue, que les manières de parler varient selon les conditions de production du langage, c’est-à-dire selon les variables suivantes : selon la scolarisation, selon le milieu social, le milieu géographique, selon l’idée que le locuteur se fait de la norme, que le groupe auquel il appartient se fait de la norme ; en effet, il est important de briser l’idéologie du standard , l’idée consistant à croire qu’il n’existerait qu’une seule variété valable, la même pour tous, pour tous les locuteurs d’une langue.
- Apprendre les éléments lexicaux et morphosyntaxique de la langue….
MI : Quel rôle jouent les instituteurs dans les écoles primaires en ce qui concerne la sécurité linguistique des enfants ?
AB : Ils peuvent jouer un grand rôle pour faire en sorte que les élèves comprennent qu’il existe différentes façons de parler une langue, que certaines sont valorisées, d’autres non, qu’elles sont toutes valables, mais que socialement certaines ont plus de valeurs que d’autres. Donc l’idée, c’est de partir des pratiques linguistiques des élèves pour les amener à élargir leur répertoire ; non pas mettre de côté la langue apprise à la maison, mais travailler à partir de celle-ci pour élargir le répertoire de l’élève. Le répertoire comprend le vernaculaire de la maison, les pratiques bilingues, la langue standard (ou légitime) etc.
MI : Qu’est-ce que vous aimez le plus en étudiant la sécurité linguistique ?
AB : Ce qui me motive, c’est d’essayer de montrer à quel point les discours négatifs sur les pratiques linguistiques des locuteurs sont reliés à une forme de rejet de l’autre et que les conséquences de ces discours sont énormes comme je l’ai déjà montré : certaines personne n’osent plus parler, d’autres vont être très conscientes de leurs pratiques, ce qui les empêche de communiquer correctement ou encore leur font faire des hypercorrections.
MI : Où voulez-vous amener votre recherche dans le futur ? Qu’est-ce qui va suivre concernant vos études sur la sécurité linguistique ?
AB : Je viens de terminer un livre sur la question qui tente d’en faire le tour et qui sera publié aux éditions Garnier en France à l’automne 2015. J’espère que cette recherche pourra faire en sorte de conscientiser les personnes autour du phénomène de l’insécurité linguistique et surtout qu’elle permettra de penser aux conséquences nombreuses des discours sur la langue et dont certains atteignent les locuteurs au plus profond d’eux-mêmes.
Un grand merci à la professeure Boudreau d’avoir discuté avec moi de ce sujet très important.
L’insécurité linguistique est un problème dont on a besoin de s’ occuper. Les dialectes et les variétés linguistiques sont examinés à travers le monde, de l’anglais vernaculaire des Afro-américains (AAVE – African American Vernacular English) au discours des habitants du sud de l’Amérique, en passant par les variétés sans « r » de l’anglais de la Nouvelle-Angleterre et de New York (pensez à un discours de J.F. Kennedy) ; ces trois exemples ne sont que des variétés de l’anglais proches des nôtres. En français il existe des phénomènes similaires avec le français acadien, le français hors-Québec, le français du Québec comparés au français standard de la France, etc.
Il existe aussi, bien entendu, les problèmes issus de ces insécurités qui affectent la décision même de parler des langues. De nombreux locuteurs hésitent encore à parler les langues aborigènes et indigènes, et d’autres langues minoritaires à travers le Canada (et le monde), ce qui peut mener à une situation ou des variétés entières de français ou d’anglais, des langues indigènes et des langues patrimoniales se trouvent au bord de la disparition.
Ces insécurités affectent la façon dont certaines personnes vivent leur vie quotidienne : ils doivent vivre chaque jour avec le sentiment de ne pas parler « correctement » dans certaines situations. On doit changer les attitudes qui créent ces insécurités, il n’est pas suffisant de dire qu’ils devraient être fiers de sa langue; parce que, comme Professeure Boudreau explique, « certains locuteurs vont payer un prix social très élevé s’ils s’expriment dans un vernaculaire très stigmatisé dans une situation formelle de communication ».
A tantôt,
Michael Iannozzi
Merci à Floriane Letourneux pour son aide avec mon français.