À la recherche d’une journée « mauzy »

Le professeur Gerard Van Herk effectue des recherches sur l’anglais de Terre-Neuve à l’université Memorial où il détient une Chaire de Recherche du Canada en études des langues régionales et des textes oraux. J’ai eu l’occasion de tout lui demander sur cette section emblématique du Canada.

Terre Neuve possède une histoire coloniale bien moins diverse que d’autres régions du Canada, ce qui a permis au dialecte de se distinguer plus notablement. De larges groupes d’immigrants en provenance des régions les plus populaires des îles britanniques y ont emmené avec eux leur vocabulaire mais aussi leurs accents.

La longue histoire d’isolement et la stabilité de Terre Neuve ont rapidement changé ces dernières deux décennies et cela a créé des changements socio-économiques spectaculaires sur une période très courte. Cette situation permet aux linguistes de mener des recherches sur ces changements tels qu’ils arrivent plutôt que d’essayer de travailler en remontant le temps pour reconstituer ce qui s’est probablement passé.

Drapeau de Terre-Neuve-et-Labrador

Drapeau de Terre-Neuve-et-Labrador

Michael Iannozzi: Il me semble que les gens en Ontario et sans aucun doute dans le sud de l’Ontario, pensent que l’anglais canadien a deux variantes : Terre-Neuve et ailleurs. Comment est-ce que vous, vous voyez la langue anglaise au Canada ? Pourquoi Terre-Neuve est-elle si emblématique pour l’anglais canadien ?

Gerard Van Herk: Je pense que les linguistes voient la situation de la même manière. Il me semble que les chercheurs trouvent de plus en plus de diversité au sein de l’anglais canadien mais dans l’ensemble, il s’agit quand même d’un seul parler plutôt cohérent. Terre-Neuve, de l’autre côté, a eu une histoire coloniale très différente suivie d’une longue période d’isolement ; la langue est donc différente. Je suppose que c’est emblématique parce que Terre-Neuve a rejoint le Canada suffisamment récemment pour que le dialecte soit toujours différent et que la région soit aussi toujours considérée comme différente. Je me souviens être venu ici avec mon groupe de musique il y a des années et, mon batteur Tony avait presque immédiatement décrit la région comme étant « l’autre société distincte du Canada ».

MI: Pourquoi est-il important d’étudier l’anglais de Terre-Neuve et comment diffère-t-il de la langue des grandes villes qui sont souvent étudiées ?

GVH: Nous pouvons trouver à Terre-Neuve des informations difficiles à trouver ailleurs. La région a été peuplée très tôt, à partir de populations originaires d’une très petite zone (le sud-ouest de l’Angleterre et le sud-est de l’Irlande) puis a été isolée pendant très longtemps, puis a rapidement changé. On peut donc facilement étudier toutes sortes de sujets ici (rétentions historiques, diversité interne, période post-isolation), qui seraient bien plus difficiles à étudier ailleurs.

MI: Pouvez-vous nous donner certaines particularités de l’anglais de Terre Neuve ? Et certaines caractéristiques des Terre-Neuviens en termes à la fois linguistiques et sociaux ?

GVH: Comme avec la plupart des variétés impliquant les forces concurrentes que sont la mondialisation et la régionalisation, Terre Neuve et l’anglais (ou plutôt ses locuteurs) semblent retenir quelques caractéristiques qui deviennent ensuite les caractéristiques les plus importantes, celles qui indiquent que vous êtes d’ici. Le fait d’ajouter un –s à la fin de certains mots (I likes it !) en est un exemple ; le fait de dire « dese tings » au lieu de « these things » en est un autre. Notre étudiante Rachel Dean a imaginé le concept du Terre-Neuvien Authentique et Idéalisé (« Idealized Authentic Newfoundlander », ou « Ian » en anglais), pour synthétiser l’image que les gens ont de la meilleure manière d’être terre-neuvien. Une personne sans prétention, amicale, chaleureuse, honnête, et qui semble être du coin quand elle parle.

MI: L’identité est un sujet intéressant en linguistique. Comment décririez-vous le concept d’identité en rapport à la langue ou aux variétés de langue ?

GVH: Je pense que nous allons avoir besoin d’expliquer le concept d’identité de plus en plus parce que les locuteurs de variétés distinctes ont beaucoup plus accès aux informations sur les autres variétés ainsi que sur la perception de leur propre variété. Le vieux modèle selon lequel « les gens parlent ainsi parce qu’ils ne savent pas » n’a plus vraiment aucun sens. Je pense que si nous pouvons être attentifs aux archétypes, aux stéréotypes et aux discours sur l’identité disponibles dans une communauté en particulier, nous pouvons comprendre comment les locuteurs utilisent ce matériau pour créer leur propre sentiment du soi. Mais je ne veux pas devenir l’un de ces chercheurs qui racontent des choses du style « à la ligne 43, l’usage de Melanie d’une variante de consonne occlusive montre qu’elle reste partagée en ce qui concerne le plan de relocalisation des années 60. »

Note: À l’époque des réseaux sociaux et grâce à l’accès, presque partout au Canada, à une énorme quantité de données, les Terre-Neuviens (et de fait presque tous les Canadiens) peuvent facilement trouver ce que les autres pensent de leur dialecte. Ceci peut avoir un impact sur leur propre perception d’eux-mêmes ; de plus, leur manière de choisir comment réagir à cette connaissance de ce que les autres perçoivent est importante. Cependant Gerard Van Herk prend soin d’indiquer que l’on ne peut pas trop interpréter l’identité des gens en se basant sur leur dialecte. Pour beaucoup, la façon de parler d’une personne ne dépend souvent pas de décisions ni de réflexions mais est absolument sans lien avec leur identité consciente.

MI: Est-ce que l’anglais de Terre Neuve a évolué au fil du temps et si oui, de quelle manière ? Est-ce qu’il s’est rapproché ou éloigné de ce que nous considérerions comme l’ « anglais canadien standard » ?

GVH: Nous ne savons pas complètement quels changements ont pu se produire lorsque les locuteurs de la langue vernaculaire, en particulier au tout début, n’écrivaient pas beaucoup ou ne consignaient pas beaucoup les faits. Nous pouvons plus ou moins supposer, à partir des données qui nous sont disponibles, que l’isolement de la région entre environ 1830 et 1930 a aidé les vieilles formes langagières à rester dans les parages. C’est pour cela qu’on entend toujours les Terre-Neuviens dire « ye » pour « you » ou utiliser des caractéristiques langagières que l’on ne trouve ailleurs que dans des dialectes distincts : par exemple, « he’s steady singing » signifiant « he’s always/ regularly singing » (il est toujours en train de chanter/ il chante régulièrement), dont les sociolinguistes américains vous diront que c’est une formulation afro-américaine. Depuis, les recherches, comme tout le travail de Sandra Clarke et nos propres résultats de sondages, suggèrent que la forte augmentation du contact avec d’autres dialectes entre les années 40 et 60 semble avoir mené les Terre-Neuviens à se rapprocher un peu de la langue standard, du moins dans les villes. Une renaissance culturelle s’en est suivie, avec une légère hausse de l’utilisation des caractéristiques associées à l’identité locale. Ce qui est super, c’est que certaines particularités au départ associées presque entièrement aux locuteurs irlandais catholiques sont maintenant utilisées par presque tout le monde, en particulier le parfait « after » : « I’m after doing that » pour dire « I’ve just done that » (Je viens de faire ça.)

MI: Quel est votre mot uniquement terre-neuvien que vous préférez et que vous voudriez partager ?

GVH: J’aime bien le mot « mauzy », qui signifie « humide, chaud, brumeux, doux, léger » tout à la fois et qui est utilisé pour décrire la météo.

MI: Enfin, y a-t-il une perception des anglophones terre-neuviens que vous voudriez clarifier ou changer ?

GVH: Je pense que la perception des anglophones terre-neuviens parmi les étrangers a tellement changé, en bien, durant les deux dernières générations qu’il me reste très peu à clarifier. Il existe toujours une perception chez certains, à l’intérieur même de la communauté, selon laquelle les locuteurs avec un dialecte fortement prononcé, sont quelque peu brusques et douteux ; cette perception travaille plutôt désagréablement à maintenir les inégalités basées sur la classe sociale ou l’origine régionale. Mais d’après mon expérience, lorsque vous signalez aux gens les préjudices à leur encontre, ils répondent rarement « ah ouais, vous avez raison, je vais changer tout de suite. »Un grand merci au professeur Van Herk pour ses réponses très intéressantes et de m’avoir aidé à mettre en lumière la part de l’anglais canadien que la plupart d’entre nous savons être différente mais pas exactement pourquoi.

 

 

A tantôt, eh

Michael Iannozzi

Merci bien, comme toujours, à Floriane Letourneux de son aide avec la traduction

 

Entrevue avec Prof. Rosen

Le sujet de notre billet de cette semaine est la professeure Rosen. Elle est professeure à l’université du Manitoba et titulaire d’une chaire de recherche du Canada, un programme officiel du gouvernement du Canada (http://www.chairs-chaires.gc.ca/). Son travail se concentre sur la présence du français en dehors du Québec, l’anglais canadien rural ainsi que le mitchif (langue mixte basée sur le cri et le français).

Je lui ai posé des questions sur sa recherche sur l’anglais rural et l’anglais des Prairies.

 rosen

Michael Iannozzi: Comment avez-vous décidé de devenir linguiste ?

Professeure Nicole Rose : Je vivais en France lorsque j’ai fait ma demande d’inscription à l’Université Queens et que j’ai été acceptée. J’étais en France en tant qu’étudiante en échange et je savais que je voulais faire quelque chose avec les langues mais je ne savais pas exactement quoi. J’ai alors lu le programme entier des cours offerts par l’université Queens pour voir quelles étaient mes options. Puis j’ai vu « linguistique » et je me suis dit que ça avait l’air sympa : tu as l’occasion d’étudier toutes ces langues différentes mais tu n’as pas besoin d’étudier seulement la littérature. Les sciences, c’étaient déjà vraiment mon truc même si j’ai aussi toujours aimé la littérature. J’ai alors suivi un cours et dès le début, ça m’a convaincue.

MI : Vous avez été nommée chaire de recherche du Canada. Qu’est-ce que cela signifie et comment est-ce que cela affecte votre recherche ?

NR : La recherche est financée au moins en partie par le gouvernement fédéral ; il finance les universitaires dans un certain nombre de domaines différents, afin d’encourager la recherche au Canada. Ce que ça fait, c’est que ça vous permet de vous concentrer sur votre recherche. C’est fantastique. Ça a été vraiment bien jusqu’à présent. J’ai l’impression que j’ai pu étudier ce que j’avais envie.

MI: Qu’est-ce qui vous a amené à étudier l’anglais des Prairies ?

NR : Eh bien, j’ai grandi à Winnipeg, donc dans les Prairies. J’ai grandi avec un certain nombre de parents originaires de petites villes, avec un héritage ukrainien, et qui étaient agriculteurs pour tout dire. J’avais toujours remarqué, si on veut, le fait qu’ils parlaient différemment. Je venais de la grande ville et eux de la campagne. J’ai toujours remarqué ça, et en particulier après avoir commencé à étudier la linguistique. J’étais simplement constamment intéressée de savoir comment des milieux différents influençaient les gens et j’ai toujours remarqué que la vraie différence semblait se trouver entre la campagne et la ville. Et je n’ai jamais rien vu d’écrit sur le Canada rural, alors c’est un sujet qui m’a toujours intéressée, mais j’ai l’impression que je peux enfin trouver le temps maintenant pour l’étudier.

MI: Pourquoi est-il important d’étudier l’anglais rural et, à votre avis, comment diffère-t-il de celui des villes ? Avez-vous trouvé qu’il diffère ?

NR : Il y a eu différents modèles d’implantation et la vie est juste différente dans les Prairies. Il est important d’avoir une vue d’ensemble du Canada au lieu de généraliser ce qu’on apprend à Toronto au reste du pays parce que le reste du pays n’est pas Toronto. Les gens ne parlent pas nécessairement comme les Torontois.

MI: Pensez-vous que dans les études linguistiques on étudie les villes mais qu’on ignore les zones rurales ?

NR : je crois que oui mais je pense que c’est compréhensible. Il y a deux raisons à cela, à mon avis. Normalement on fait de la sociolinguistique là où on se trouve. La quantité de recherche sur le terrain qu’on a à faire prend du temps et coûte cher. L’autre chose, c’est qu’on a besoin de personnes originaires des zones qu’on étudie. On veut essayer de limiter l’impact de la recherche sur les personnes étudiées en faisant appel à des personnes originaires de la même zone géographique pour mener les entretiens. C’est mieux d’avoir des gens du coin pour mener les entrevues à votre place. [C’est ce qu’on appelle « l’effet de l’observateur » en référence à l’impact que le chercheur a sur la façon de parler des personnes étudiées].

Il y a tellement à faire dans tout le Canada de toute façon. Ce n’est pas comme si les gens ignoraient les zones rurales de manière délibérée ; il y a juste beaucoup à faire et il est plus logique de travailler là où vous vous trouvez. Les universités tendant à être dans des villes et en particulier celles qui possèdent des départements de linguistique.

MI: Comment décririez-vous le concept d’ « identité » en rapport avec la langue ? En particulier, en rapport avec l’identité rurale ?

NR : L’identité rurale est l’un des sujets sur lesquels je m’interroge en ce moment. Dans les Prairies, les implantations ont eu lieu en bloc, ce qui signifie qu’un groupe a peuplé une zone, si bien que vous aviez une implantation ukrainienne, puis une mennonite, puis une française. Je me demande donc si cela a soudé les liens entre les gens encore plus fortement et donc si cela les a rendus moins susceptibles à changer leur façon de parler pour s’harmoniser avec la façon dont les gens parlent, par exemple, en Ontario.

MI: Parce qu’il y a eu traditionnellement moins de mélange, vous voulez dire?

NR: Exactement. J’ai une étudiante originaire d’une ville française qui se trouve près d’une ville mennonite au Manitoba. Elle raconte qu’on peut deviner de quelle ville un étudiant est originaire de par les mots qu’il emploie. Seule une personne de la ville mennonite utiliserait tel mot ou telle expression.

MI: Comment est-ce que le développement récent, en particulier de l’industrie pétrolière, a changé la constitution de la population des Prairies ? Et comment est-ce que cela a influencé la langue ou bien ces communautés de bloc que vous avez mentionnées ?

NR : Tellement de gens viennent d’autres endroits que l’Alberta que je ne peux pas vraiment parler du Saskatchewan  bien que cela se produise de plus en plus. Je pense qu’il y a bien plus de mélange maintenant qu’auparavant. Je m’attends à ce que les dialectes s’atténuent dans ces régions où beaucoup de personnes viennent d’ailleurs  [ce phénomène, connu sous le nom de « nivellement des dialectes/dialect-levelling », se produit lorsque des dialectes se rencontrent et qu’ils se combinent pour devenir plus standards].

MI: Enfin, y a-t-il des mots que vous avez rencontrés, que vous trouvez particulièrement “Prairie » ou « rural » et que vous voudriez partager ?

NR : Eh bien, il y a bien sûr des mots qui sont « Prairie ». Celui dont tout le monde parle au Saskatchewan, c’est « bunnyhug » pour « hoodie » ; c’est populaire là-bas. Je n’en avais jamais entendu parler avant. Également, des « dainties » (NDLT : desserts fins, délicats), c’est-à-dire les petits desserts que vous sortez à la fin de la soirée, ne sont apparemment pas très communs là-bas à Toronto.

En fait vous savez, mon préféré vient de Winnipeg, c’est « jambuster ». C’est en fait mon mot préféré de Winnipeg. Il s’agit juste de beignes (« doughnuts ») normales mais, au lieu d’avoir un trou, elles sont remplies de confiture.

MI: Oh, alors ce sont juste des beignes remplies de confiture ?

NR : Ouais, et je me souviens avoir grandi en regardant Bob et Doug et ils parlaient de beignes à la confiture mais sans avoir aucune idée de ce dont ils parlaient. Je n’avais jamais pensé que c’était étrange, jusqu’à ce que j’aille à l’université Queens où quelqu’un faisait des recherches linguistiques. Il y avait une photo qui disait « comment t’appelles ce truc ? » et je l’ai regardée et j’ai dit « jambuster, bien sûr. C’est différent. »

MI: Ça a l’air en fait bien meilleur que des beignes à la confiture.

NR : Je sais ! Une beigne à la confiture, c’est ennuyeux mais les « jambusters », ça explose de confiture.

 

 

A tantôt, eh

 

  • Michael Iannozzi, et l’équipe du Musée canadien des Langues

Un merci sincère à Floriane Letourneux pour son aide en traduction

(Si vous avez des suggestions de sujets pour les messages à venir, n’hésitez pas à nous contacter à l’adresse suivante : canlangmuseum@gmail.com)