Ils relèvent les mots

Cette semaine j’ai parlé avec une personne du Territoire Mohawk de Tyendinaga, qui est la communauté qui fait le sujet de l’article « Raising the words » (« Ils relèvent les mots »), un documentaire court réalisé par Chloë Ellingson.

Callie Hill est la directrice exécutive du centre culturel et linguistique Tsi Tyonnheht Onkwawenna (TTO). Elle possède énormément d’expérience dans le combat pour le mohawk et dans son enseignement. Elle-même mohawk, elle est intimement liée à ce que signifie la perte de la langue.

Je me suis entretenue avec elle pour parler à la fois de la langue et de comment sauvegarder une langue qui a besoin de toute notre aide.

[Callie dans son bureau]

[Callie dans son bureau]

Michael Iannozzi : Qu’est-ce qui vous a menée à vous engager dans la revitalisation du Mohawk?

Callie Hill : Je crois qu’avoir des enfants a été l’un des moments décisifs dans ma vie, qui m’a fait me rendre compte de l’importance de la langue et de la culture mohawk. Et maintenant que j’ai un petit-fils, c’est même encore plus important à mes yeux. Je ne peux pas parler la langue mais j’ai une connaissance linguistique de base que j’ai gagnée au cours des années où j’ai suivi des programmes linguistiques. J’espère pouvoir continuer à apprendre la langue pour pouvoir ensuite la transmettre à mes petits-enfants. Mes parents ne le parlaient pas non plus mais j’ai entendu mon grand-père paternel parler la langue, mais je ne me rappelle pas savoir à l’époque que c’était bel et bien du mohawk. Il est décédé lorsque j’avais neuf ans et c’était la seule personne de ma famille que j’ai jamais entendu parler la langue.

En 2004, j’ai commencé à travailler pour Tsi Tyonnheht Onkwawenna en tant que coordinatrice. À l’époque où j’ai rejoint le centre, j’étais la seule employée à plein-temps. Mon rôle, ces dix dernières années a consisté à créer, développer et superviser les programmes linguistiques mohawk dans la communauté, ce que je fais en tant que non-locutrice. Je veux dire par là que je suis l’administratrice des programmes mais que je n’enseigne jamais la langue. Nous avons maintenant au total un personnel de 6 enseignants, un assistant d’enseignement, un spécialiste du curriculum qui travaille à mi-temps, un assistant administratif et moi-même, la directrice administrative.

MI : En quoi consiste une journée typique dans votre travail ?

CH : En tant que directrice exécutive du Centre culturel et linguistique TTO, une journée typique consiste à faire du travail administratif. J’écris des projets de recherche, je prépare des reportages, je supervise le personnel et je travaille sur de nouvelles programmations. Parce que mon bureau se trouve à l’école primaire d’immersion, j’agis aussi en tant que principale de l’école. À ce titre, une partie de mon temps consiste alors à aider les enseignants. Je n’ai pas vraiment de journée typique parce qu’on ne sait jamais ce qui peut arriver. Nous fonctionnons tous beaucoup comme une équipe et ce, dans chaque aspect de notre organisation. Tout le monde fait preuve de bonne volonté pour donner un coup de main et aider là où il le peut : être une communauté, c’est tout ce qui nous importe. Par exemple, l’école primaire a organisé une vente de biscuits pour la Saint Valentin en février afin de collecter des fonds et, tous ensemble, en une seule journée, nous avons collecté 800 dollars, rien qu’en faisant un total de 800 biscuits et en les vendant au prix de 1 dollar l’unité ; ça a été un grand succès !

MI : Où est-ce que vos efforts de redynamisation ont lieu?

CH : Kenhteke, sur le territoire Mohawk Tyendinaga, est un territoire kanyenkehaka du peuple Mohawk situé à l’est de l’Ontario entre Belleville et Kingston. Notre terre est basée le long des côtes de la Baie de Quinte, au large du lac Ontario. Historiquement, nous nous sommes installés là-bas en 1784 après avoir été déplacés de notre terre natale qui se trouvait dans la vallée mohawk dans le nord de l’état de New-York. Notre population dans la réserve comptabilise approximativement 2 200 personnes.

MI : Quelle est votre approche concernant la renaissance de la langue mohawk ?

CH : Parce que nous reconnaissons l’importance de la transmission intergénérationnelle de la langue afin qu’elle se développe, nous gérons des programmes destinés à des catégories d’âges différents. Nous avons trois niveaux de programmes pédagogiques : « le nid linguistique Totahne », Totahne signifiant « chez Grand-Mère », a ouvert en 2007 ; c’est un programme d’immersion totale pour les enfants d’âge préscolaire ; ensuite, nous avons l’école primaire d’immersion Kawenna’on:we, qui signifie « Les premiers mots » : elle a ouvert en 2011 et cible les enfants de grande section de maternelle jusqu’aux enfants de 4ème année. Enfin, il y a le programme linguistique pour adultes « Shatiwennakaratats », ce qui signifie « Ils remettent debout les mots ». Il a débuté en 2004 et c’est un programme à plein-temps pour adultes. Les programmes pour les enfants sont de l’immersion totale tandis que le programme adulte, bien qu’intense par nature, utilise des méthodes variées pour enseigner la langue, incluant non seulement de parler mais aussi de lire et d’écrire.

MI : Pensez-vous que votre approche marcherait pour d’autres communautés, voire toutes les communautés mohawk ?

CH : Presque toutes les autres communautés kohawk utilisent des programmes pédagogiques formels comme les nôtres. Cependant notre plus gros défi est que nous n’avons pas de locuteurs natifs dans notre communauté et que tous nos programmes sont enseignés par des gens qui ont appris la langue à l’âge adulte. Nous avons une grand-mère qui parle couramment et qui travaille pour le programme « Totahne » parce que nous reconnaissons l’importance d’avoir un locuteur qui parle couramment dans le programme pour les tout-petits. Nous avons eu la chance à l’époque de trouver quelqu’un qui soit prêt à s’installer à Kenhteke. Le programme Totahne ressemble beaucoup à une journée passée chez votre grand-mère, ou dans notre cas, chez « Tota ». Nous amenons aussi, tout au long de l’année, dans le programme adulte, des locuteurs qui parlent couramment car il est important pour nos étudiants d’entendre la langue dans sa forme la plus naturelle. Nous créons des réseaux avec les autres communautés mohawk parce que nous sommes tous dans la même situation, à savoir en train d’essayer de s’assurer du bon développement de la langue dans nos communautés.

MI : Comment avez-vous décidé de commencer cet entrainement linguistique et quelles ressources avez-vous utilisées ?

CH : En 2002, le centre TTO a formulé un projet stratégique à long-terme qui a jeté les bases pour les efforts de renaissance dans la communauté ; le projet consistait à enseigner aux adultes à parler, à leur apprendre à devenir des enseignants de la langue pour que nous puissions ensuite commencer une école d’immersion pour les enfants. Nous avons depuis atteint ces objectifs grâce à des méthodes variées. Maintenant nous continuons à nous développer à partir de ce cadre. L’organisation continue de tenir tous les ans des sessions de planification stratégique.

MI : Pourquoi pensez-vous que la langue est arrivée à un point où elle a besoin d’une renaissance ?

CH : Les gens ont arrêté de parler la langue, dans notre communauté du moins, pour diverses raisons mais à mon avis, elles pointent toutes du doigt la colonisation. En particulier je parle là de l’influence de l’Église à travers ses missionnaires et de la Loi sur les Indiens de 1876. Je crois que ces deux-là sont les raisons globales qui ont mené à ce que les parents choisissent de ne pas parler le mohawk à leurs enfants et, une fois que la transmission intergénérationnelle est interrompue dans les foyers, tout cela mène à la chute de la langue dans la communauté. D’après mes estimations nous n’avons pas eu de génération de locuteurs natifs qui utilisent le mohawk dans la vie quotidienne depuis la fin du XIXème siècle.

MI : Que ressent la communauté à propos de ces efforts, et que ressentaient-ils lorsque vous avez commencé?

CH : Lorsque le centre TTO s’est organisé à la fin des années 90, les sentiments étaient mitigés à propos des efforts de revitalisation. Il y avait un groupe de partisans dévoués aux efforts mais il y avait aussi des personnes plus âgées qui pensaient qu’on devrait laisser la langue tranquille, en gros jusqu’à ce qu’elle meure. Mais aujourd’hui, je crois que la communauté soutient nos efforts. On le voit de nombreuses manières partout dans la communauté : des panneaux routiers sont écrits dans la langue, des gens prénomment leurs enfants avec un nom seulement mohawk, des standardistes dans toutes nos organisations répondent au téléphone avec un « She:kon! », ce qui signifie « bonjour ! » dans ce contexte ; il y a aussi des pierres tombales sur lesquelles des noms mohawk sont gravés, et nos politiciens locaux reçoivent un soutien financier. Je vois alors tout cela comme du soutien en fonction de nombreuses compétences différentes.

MI : Quel a été le plus gros défi dans la revitalisation de la langue?

CH : Financer les programmes est un défi constant et nous sommes reconnaissants envers notre gouvernement local, le Conseil Mohawk de Tyendinaga, qui a été un très grand soutien financièrement. Également, dans ce monde moderne où nous vivons, je ne crois pas que les gens se rendent compte à quel point ils sont colonisés : certains ne voient pas l’intérêt d’apprendre la langue dans le monde dans lequel nous vivons, un monde motivé par le matérialisme et le capitalisme.

MI : Selon vous, quelles sont les chances de succès pour le projet de revitalisation de la langue mohawk ?

CH : Je dois dire que j’ai une confiance totale en nos efforts de revitalisation. Il n’y a pas d’autre réponse acceptable à mon avis. Je pense qu’il est nécessaire pour nous de continuer à éduquer les gens dans notre communauté et je prévois que, en fournissant une éducation aux gens et en les sensibilisant, les efforts continueront de s’accroître.

MI : Quel est votre sentiment quant au facteur-clé de cette réussite ?

CH : Je pense que le facteur clé est l’engagement dont tout le monde fait preuve dans le processus. Que ce soit ceux d’entre nous qui font le travail administratif ou bien ceux qui sont inscrits dans nos programmes, en passant par les parents qui placent leur confiance en nous pour éduquer leurs enfants : nous avons tous un rôle extrêmement important à jouer dans ces efforts.

MI : Qu’est-ce que vous préférez dans votre travail?

CH : Ce travail, c’est ma passion, c’est toute ma vie. Je ne pourrais pas m’imaginer faire autre chose que ce que je fais. Je reçois tellement de satisfaction lorsque j’entends quelqu’un parler la langue, des enfants aux adultes. Je suis reconnaissante de la chance de pouvoir travailler si près d’une chose qui est importante non seulement pour moi mais aussi pour beaucoup de gens dans ma famille et dans ma communauté.

MI : Comment est-ce que les jeunes, les adultes et les aînés ont réagi à vos efforts?

CH : Il existe un groupe de personnes à qui j’attribue le mérite de l’impulsion originelle, il y a 10-15 ans, pour créer les opportunités linguistiques et culturelles dans la communauté. Ces personnes ont maintenant la trentaine et ce sont elles qui élèvent leurs enfants dans la langue et la culture. Durant les quelques dernières années, il a semblé y avoir un autre groupe de jeunes gens à être très intéressés par l’apprentissage de la langue et de la culture. C’est formidable pour nous. Il me semble qu’il est crucial que les jeunes acquièrent cette connaissance avant d’avoir des enfants dans l’espoir qu’ils les élèvent ensuite dans notre langue et selon nos coutumes. Notre langue ne sera tant que nous n’aurons pas une génération complète de locuteurs et dans l’idéal, ce seront là des enfants qui continueront à leur tour le processus d’enseigner et de parler à leurs propres enfants.

MI : Quelle a été la chose la plus importante que vous avez apprise grâce à ce projet?

CH : J’ai appris que rien de bon n’arrive sans efforts ! Je crois que c’est ma mère qui disait ça ! Nous avons dû lutter en cours de route mais, la satisfaction de pouvoir entendre des enfants parler la langue ou de l’entendre au magasin est tellement grande. Nous sommes passés d’une communauté virtuellement sans aucun locuteur à une communauté où la langue se fait entendre dans de nombreuses situations de la vie quotidienne. Nous sommes maintenant capables de conduire entièrement nos cérémonies dans notre maison longue communale dans la langue mohawk. Parfois nous avons l’impression de ne faire aucun progrès ; dans ces moments-là, il est alors important de repenser à la situation où nous nous trouvions il y a 10 ans, comparée à celle où nous sommes aujourd’hui. Ce n’est rien de moins qu’incroyable ; et ce sont les efforts combinés de chaque personne de la communauté qui a fait de la revitalisation de la langue une priorité dans sa vie.

MI : Qu’est-ce que vous aimeriez faire ensuite ou plutôt, où est-ce que vous aimeriez voir les projets de revitalisation être menés ensuite ?

CH : Je travaille en ce moment sur mon master en revitalisation des langues indigènes à l’Université du Manitoba. Mon projet consiste à mener une enquête au niveau communautaire sur la santé, le statut et la vitalité de la langue ; je suis pleine d’espoir quant à l’idée que je pourrais utiliser des données que j’aurais apprises grâce à ce procédé pour créer plus d’occasions pour les gens de notre communauté en termes de revitalisation et de régénération de notre langue et de notre culture.

[des enfants apprennent la langue Mohawk en Tyendinaga]

[Des enfants apprennent la langue mohawk en Tyendinaga]

Callie effleure beaucoup de questions qui sont essentielles pour la revitalisation de n’importe quelle langue. Peut-être d’autant plus importantes que ce n’est pas là chose facile ! Ce projet a été commencé par un petit groupe dévoué qui a refusé de permettre que leur langue ancestrale disparaisse. Pour eux, sauver leur langue mérite tout leur temps et tous leurs efforts ; ils ont travaillé très fort pour atteindre cet objectif. Comme le dit Callie, tant qu’il existera un groupe de gens dévoués et disposés à travailler à la préservation et à la revitalisation de la langue, alors, celle-ci sera sauvée. Elle ne doute pas un instant que le mohawk sera sauvegardé et, avec des gens qui travaillent, comme elle, pour sauvegarder les langues, je n’en doute pas non plus.

Elle mentionne aussi que dans cette société « motivée par le matérialisme et le capitalisme » que nous adoptons bien trop souvent, il existe des personnes qui n’accorderont pas d’importance à ce genre de travail. Certains voient le mohawk, ou n’importe quelle autre langue d’ailleurs, comme un moyen vers une fin : obtenir un emploi ou faire des profits économiques. Mais pour moi, ce n’est pas une chose à faire. Les gens n’apprennent pas seulement une langue (et ils ne devraient pas seulement l’apprendre) parce qu’elle a une grande valeur économique. Les apprenants de langue devraient être capables d’en voir les valeurs sociale et personnelle. Le mohawk possède une valeur culturelle significative pour les gens dont les ancêtres le parlaient autrefois. C’est un avantage immense mais difficile à mesurer.

Merci à Callie de m’avoir donné de son temps pour cette entrevue. Son travail est inestimable pour le tissu social de notre histoire, nous, Ontariens, Canadiens et, plus généralement, êtres humains.

 

A tantôt,

 

Michael Iannozzi

Merci beaucoup pour son excellent aide, comme toujours, avec la traduction à Floriane Letourneux.

 

La journée internationale de la Langue Maternelle

Les langues sont bien plus qu’ « une façon de communiquer. » Elles suscitent des émotions, formant les poésies, les récits, les chansons et beaucoup d’autres formes puissantes pour l’expression de soi. Elles façonnent nos identités, ce que nous sommes et elles nous connectent au reste du monde. Les langues sont faites pour se faire comprendre mais pas seulement ; elles nous permettent de nous comprendre les uns les autres de façon bien plus profonde.

[Affiche de la journée en 2011]

[Affiche de la journée en 2011]

Samedi dernier, c’était la Journée Internationale de la Langue Maternelle. C’est une journée créée par l’UNESCO pour célébrer toutes nos identités ; elle a lieu le 21 février de chaque année et ce, depuis une quinzaine d’années. Elle nous donne l’occasion de reconnaitre et d’apprécier la beauté des quelques 6 000 langues qui existent sur Terre. On fait souvent la comparaison entre les langues en danger et les espèces animales en voie de disparition : nous pourrions très bien en avoir seulement cinq ou dix mais dans ce cas, le monde ne serait-il pas beaucoup moins beau et intéressant sans toutes les autres ? La diversité de nos langues ne devrait pas être vue comme une source de confusion ou de malentendus : toutes les langues sans exception représentent une part essentielle du tissu qui constitue l’humanité. A chaque fois que nous perdons une langue, c’est un autre point de vue sur l’être humain que nous perdons. Nous perdons la manière dont les locuteurs de cette langue voyaient le monde et en conséquence, nous perdons un autre angle avec lequel contempler le monde.

D’après les chiffres du dernier recensement, 45% des Torontois ne parlent pas anglais chez eux. Beaucoup de Canadiens à travers le pays ont une « langue-héritage ». Ma grand-mère maternelle a grandi en parlant néerlandais tandis que mon grand-père a grandi avec un père immigré italien ; la langue maternelle de mon père est l’italien : ses parents ont émigré juste avant sa naissance. Nous devrions célébrer nos origines et nous souvenir que notre identité ne se façonne pas seulement parce que nous sommes thaï, cri ou français mais aussi à cause des langues qui viennent avec ces héritages.

Ma langue maternelle est l’anglais et il m’est facile de prendre pour acquis que, où que j’aille, des ressources en anglais se trouvent autour de moi. Néanmoins, pour de nombreuses personnes, l’anglais n’est peut-être que la langue de travail, de l’école ou celle parlée à l’extérieur de la maison tandis que leur langue maternelle est celle utilisée dans leur foyer avec la famille, ou pour l’introspection.

En linguistique il existe un concept appelé « hypothèse de Sapir-Whorf » selon lequel certaines choses ne peuvent même pas se concevoir dans d’autres langues. Par exemple, si votre langue n’a pas de terme pour l’allemand « Schadenfreude », vous aurez alors de la difficulté à en saisir l’idée qui est à peu près : prendre du plaisir dans la douleur des autres (pensez aux gens qui tombent par terre dans l’émission « America’s Funniest Home Videos » (version américaine), « Drôle de vidéo » (version canadienne), « Vidéo Gag » (version française)). Cependant, il se trouve que cette hypothèse est fausse. Même s’il n’existe pas de mot en anglais ou en français d’ailleurs pour le terme espagnol « sobremesa » qui décrit des conversations agréables mais sinueuses, couvrant de nombreux sujets que l’on peut avoir, assis autour d’une table après un repas, il me semble en effet que la plupart d’entre nous peut s’identifier avec ce concept.

Bien que l’hypothèse de Sapir-Whorf soit pour la plupart fausse, il existe bel et bien des choses qui diffèrent selon votre langue maternelle. J’ai lu des textes de Leonard Cohen traduits en français et j’affirme volontiers qu’il y a quelque chose d’indescriptible qui manque effectivement dans la traduction de l’œuvre : une partie importante de la beauté n’est pas rendue dans la version française.

Chaque année, le 21 février, nous devrions considérer la promotion, l’enseignement et l’utilisation de toutes les langues que nous savons parler. Mais ne nous arrêtons pas là ! Continuons après cette date. Ne nous arrêtons pas avec une seule journée. Nous devrions tous être fiers de nos langues et de notre héritage et nous devrions être enthousiastes à l’idée de les partager avec notre entourage.

[Affiche pour la charte européenne des langues régionales ou minoritaires]

[Affiche pour la charte européenne des langues régionales ou minoritaires]

En fin de compte, quel que soit votre héritage, quelles que soient les langues que vous parlez et d’où que vous veniez, profitez de la Journée Internationale de la Langue Maternelle pour réfléchir aux composantes multiculturelles, multilingues, qui vous ont menés là où vous vous trouvez aujourd’hui. Le monde est bien meilleur avec de sa variété et de sa diversité ; les langues représentent une autre moyen de prouver cela.

Alors, sortez et apportez-en la preuve !

 

À tantôt,

 

Michael Iannozzi

 

Merci bien Floriane Letourneux. Elle me donne beaucoup d’aide avec les traductions.

 

La protection des langues dans leur nouveau foyer

Cette semaine, nous nous intéressons à l’organisation « ELAT » : Endangered Language Alliance Toronto : l’Alliance de Toronto pour les Langues en Danger. Le travail de cette organisation consiste à créer de la documentation pour les langues minoritaires ou menacées d’extinction. L’entrevue se concentre précisément sur leur premier projet : la langue hararie.

Mais l’entrevue est un peu différente parce que nous avons deux invités. Anastasia Riehl est la directrice de l’organisation ; mais afin d’avoir une vue personnelle du harari, j’ai également posé quelques questions à Abdullah Sherif, un locuteur de harari qui a travaillé avec l’Alliance sur la transcription et la traduction d’enregistrements audio en harari.

 

Michael Iannozzi : Vous faites partie de l’organisation ELAT. Que signifie l’acronyme ? Quels sont les objectifs du groupe ?

Anastasia Riehl : ELAT signifie « Endangered Language Alliance Toronto » [Alliance de Toronto pour les Langues en Danger]. Nos objectifs consistent à récolter des donnes pour les langues en danger parlées dans la région du Grand Toronto, ainsi que pour d’autres langues mineures ou sous-étudiées, afin de soutenir les communautés dans leurs efforts pour renforcer leurs langues et pour célébrer le caractère polyglotte de notre ville.

MI : Pourquoi est-il important de récolter des données sur ces langues à Toronto? Pourquoi est-ce que Toronto est un très bon endroit pour procéder à ce travail de documentation ?

AR : Il est important de faire ce travail de documentation pour ces langues où qu’elles soient parlées. Environ la moitié des 6000 langues du monde sont menacées d’extinction, et nombre d’entre elles n’ont jamais été étudiées ou enregistrées. Toronto offre une occasion unique d’entreprendre un travail de documentation du fait du nombre important et de la grande diversité des langues parlées ici, dont certaines se trouvent en voie de disparition au niveau mondial.

MI : Sur quels projets travaillez-vous en ce moment?

AR : Certains de nos projets en cours incluent le malais du Sri Lanka, le harari (en Éthiopie), le bukhori (la langue des juifs de Boukhara en Asie centrale), l’urhobo (au sud du Nigéria) et le faetar (un dialecte franco-provençal parlé en Italie). Dans tous ces cas, il existe au moins plusieurs dizaines de locuteurs à Toronto et nous espérons pouvoir enregistrer une gamme variée d’individus pour chaque langue.

Je me suis ensuite renseigné sur le travail de l’ELAT sur le harari auprès d’Abdullah Sherif, leader de la communauté à Toronto et locuteur de harari. Voici ses réponses.

Abdullah avec son père Abdusamed

Abdullah avec son père Abdusamed

MI : La communauté hararie semble avoir environ 2000 membres à Toronto. Comment est-elle dynamique ?

Abdullah Sherif : Je crois qu’il y a plus de 2000 Hararis à Toronto mais il est vrai que tous ne seraient répertoriés comme pouvant parler la langue. Je dirais que la communauté hararie est très dynamique quand on prend en considération sa taille. On peut les trouver dans tous les secteurs socio-professionnels à Toronto : banquiers, infirmiers, conducteurs de taxis, conducteurs de bus, avocats, patrons d’entreprise, étudiants à tous les niveaux : élémentaire, secondaire, universitaire, étudiants en maitrise, en doctorat… La communauté est socialement active aussi ; elle organise de nombreux événements culturels et religieux pour de grands groupes mais aussi pour des cercles plus restreints.

MI : Le harari vient de la Région Harar. Où est-ce ?

AS : Harar est maintenant une ville fortifiée dans l’est de l’Éthiopie.

MI : Y a-t-il des langues de la même famille que le harari?

AS : Le harari est une langue relativement unique. C’est en fait une enclave linguistique. C’est une langue sémitique [les langues sémitiques les plus connues sont l’hébreu et l’arabe.] entourée de langues couchitiques [tel que le somalien ou de nombreuses langues de la Corne de l’Afrique]. Une langue très similaire au harari est parlé par le peuple silt’e de la communauté des Gouragués. Ils se trouvent justement dans une région relativement éloignée de Harar. Beaucoup de Hararis se sont dispersés à travers l’Éthiopie au XVIème siècle. Certains suggèrent que les ancêtres des Silt’e sont en fait des Hararis émigrés ou du moins qu’ils sont été lourdement influencés par ces derniers.

MI : Pourquoi, d’après vous, est-il important de récolter des données concernant la langue hararie à Toronto?

AS : J’estime que c’est important parce que la langue est considérée en danger. Beaucoup de jeunes ne la parlent pas ou ne la parlent pas bien, prêtant ainsi foi à l’idée qu’elle est bien en danger. De plus, une grande partie de l’histoire de la langue est presque perdue. Créer de la documentation maintenant encouragera peut-être les gens à examiner comme il faut son passé et à ainsi donner à son futur une meilleure chance de survie.

MI : Est-ce que la communauté hararie possède des centres communautaires à Toronto comme des restaurants ou des lieux de rencontre?

AS : En dépit de la petite taille de la communauté, il existe un centre communautaire pour l’héritage harari. Ce qui est intéressant, c’est qu’il existe au moins 90 langues en Éthiopie et que presque chacune d’entre elles est associée à une communauté ethnique différente. Les Hararis constituent l’un des plus petits groupes en termes de population. Pourtant, ici à Toronto, vous trouvez l’unique centre communautaire éthiopien qui sert tous les Éthiopiens et en plus de cela, les Hararis ont leur propre centre communautaire indépendant. Il est possible qu’il y ait d’autres centres spécifiques comme celui-ci mais je ne suis pas au courant. En ce qui concerne les Hararis, en plus de leur propre centre, ils ont aussi des groupes communautaires ou religieux plus ou moins petits. Certains de ces petits groupes sont appelés « affochas » et peuvent être constitués de seulement trois membres. Traduit approximativement, « affocha » signifie « groupe communautaire ». A Harar, on trouve de nombreux affochas et de toutes sortes : pour les jeunes, pour les femmes, les hommes etc. Nous considérons aussi le grand centre communautaire comme un affocha.

MI : Les locuteurs, aussi bien en Éthiopie qu’au Canada, sont presque tous multilingues. Qu’est-ce que cela signifie pour la langue hararie ?

AS : Alors que c’est déjà le cas, le harari sera fortement influencé par les autres langues. Il est intéressant de noter que les locuteurs de harari en Éthiopie utilisent beaucoup de mots amhariques (l’amharique est la langue officielle du pays). J’en surprends plus d’un à chaque fois que j’utilise des mots hararis là où les gens auraient probablement utilisé des mots amhariques. Mais je suis par contre souvent coupable d’utiliser des mots anglais à de nombreux endroits quand je parle harari.

MI : D’après vous comment la langue peut-elle survivre à Toronto?

AS : La langue survivra seulement si les jeunes générations la parlent. Pour que cela arrive, il faut qu’ils en apprécient d’abord l’importance.

[Voici Abdusamed, père de Abdullah, et il parle le harari]

Pour terminer l’entrevue, j’ai ensuite posé au professeur Riehl des questions plus générales concernant l’ELAT et les langues en danger à Toronto.

MI : L’ELAT produit des documents vidéo et audio de ses projets linguistiques. Pourquoi cela est-il important à vos yeux ? Quel est le pouvoir des vidéos et des technologies modernes pour la survie de ces langues ?

AR : Il existe des méthodes variées de documentation linguistique: rassembler des listes de mots, entreprendre des analyses grammaticales, créer des dictionnaires, enregistrer des fichiers audio et vidéo de styles d’expression différents. Toutes ces méthodes sont importantes. À ce stade, nous nous concentrons sur la production de courtes vidéos qui, nous l’espérons, auront une valeur et un attrait immenses pour les linguistes qui étudient ces langues, pour les membres communautaires intéressés pour préserver des exemples de leurs langues ou bien pour les utiliser à des fins pédagogiques, et aussi pour le grand public intéressé d’apprendre un peu plus sur les langues et la vie de leurs locuteurs.

En termes de contenu, nous demandons en général aux participants de discuter leurs expériences en tant que locuteur d’une langue minoritaire dans le contexte torontois. On leur demande aussi de raconter, si cela est pertinent, leur expérience en tant qu’immigrants. De cette manière, nous espérons explorer les stéréotypes de l’expérience migratoire à Toronto ainsi que ceux sur Toronto en tant que ville polyglotte.

MI : Selon vous quel est l’élément crucial pour la survie, à Toronto, du harari et des autres langues que vous étudiez ?

AR : Les langues survivent par transmission intergénérationnelle. C’est lorsque cette transmission décline qu’une langue court le risque de disparaitre. Bien qu’il y ait souvent des forces extérieures travaillant à l’encontre de la conservation de la langue (politiques gouvernementales, facteurs économiques, etc.), la motivation pour maintenir une langue doit venir de l’intérieur de la communauté. Il y a cependant des choses que des personnes extérieures peuvent faire pour soutenir ces communautés, comme entreprendre des projets de documentation, créer du matériel pédagogique ou bien aider à organiser des cours de langues et des événements.

En parlant avec des communautés dont la langue est en danger, j’entends souvent des gens exprimer leur préoccupation concernant le déclin de leur langue parce que les jeunes générations, en particulier, ne sont pas intéressées pour la parler. Néanmoins, je reçois souvent aussi des réactions de la part de jeunes locuteurs ou de locuteurs partiels qui sont très motivés pour s’assurer de la survie de leur langue. Ces jeunes personnes sont la clé du futur de leur langue. Soutenir ces gens et collaborer avec eux en partageant des idées, des outils et des ressources est une manière significative pour s’assurer qu’une langue survit, que ce soit à Toronto ou ailleurs dans le monde.

MI : Qu’est-ce qu’une personne lambda peut faire pour aider ces langues?

AR : Parlez à votre famille, vos amis et vos voisins de l’histoire de leurs langues. Vous serez surpris de voir la quantité de gens qui ont des histoires intéressantes à partager. Si vous rencontrez une personne qui parle l’une des plus petites langues au monde, allez chercher de l’aide pour la documenter. Si vous êtes intéressés par des langues particulières, vous pouvez vous impliquer dans des communautés dans votre quartier. Vous pouvez aussi donner de votre temps, de votre expertise ou de vos ressources à des organisations qui travaillent à créer de la documentation et à conserver des langues en voie d’extinction. Et peut-être bien plus important, soutenez un monde dans lequel le plurilinguisme et les droits des communautés linguistiques minoritaires sont estimés.

 

Mes sincères remerciements à Anastasia Riehl et à Abdullah Sherif. Le travail qu’ils font est indéniablement précieux. Toutes les langues du monde valent la peine d’être sauvées et enregistrées. Durant les dernières décennies, de très nombreuses communautés se sont fracturées et ont émigré à travers le monde si bien que ces morceaux éparpillés ne peuvent garder leur langue vivante lorsqu’ils sont cernés par une nouvelle langue. Ces efforts de documentation sont importants parce que ces langues n’ont pas beaucoup été étudiées mais aussi parce que les communautés présentes à Toronto parlent peut-être une variété ou un dialecte différent de ceux des locuteurs restés dans la région d’origine de la langue.

Si vous souhaitez en apprendre d’avantage sur l’organisation ELAT, veuillez cliquer sur le lien suivant : http://www.elalliance.com

 

À tantôt,

 

Michael Iannozzi

Merci bien à Floriane Letourneux pour son aide avec la traduction!