La documentation linguistique cartographiée

Cette semaine j’ai parlé avec la professeure Marie-Odile Junker de l’Université Carleton. Originaire de France, elle s’est éprise des langues autochtones de notre pays après son arrivée au Canada. C’est maintenant une experte dans plusieurs domaines et elle excelle à créer des ponts entre les disciplines, à connecter les gens et à mettre sur pieds des projets. Voilà toutes les choses essentielles à la documentation et à la revitalisation linguistiques. Elle a aussi incorporé l’informatique et les supports numériques dans son travail sur les langues algonquiennes sans jamais oublier les personnes qui se trouvent derrière les données.

J’ai parlé avec elle de sa vision de l’informatique en tant qu’outil utile pour aider les langues à survivre, et aussi de son travail sur l’Atlas linguistique algonquien, qui incorpore beaucoup de langues, de peuples et de technologies. Vous devriez vraiment aller jouer sur ce site (après avoir d’abord lu cet article bien évidemment !).

[voilà à quoi ressemble l’incroyable Atlas linguistique algonquien ; cliquez pour agrandir l’image]

[voilà à quoi ressemble l’incroyable Atlas linguistique algonquien ; cliquez pour agrandir l’image]

Michael Iannozzi : Qu’est-ce qui vous a amenée à vous engager dans la documentation linguistique ?

Marie-Odile Junker : J’ai constaté le manque de ressources pour l’enseignement des langues autochtones canadiennes , j’ai trouvé ces langues très belles et merveilleusement différentes de ce que je connaissais, j’en suis en quelque sorte tombée amoureuse.

MI : Comment vous êtes-vous impliquée en particulier dans la documentation des langues algonquiennes.

MO.J : En tant qu’immigrante venue de France et curieuse d’apprendre les langues de ce pays, je me suis rendu compte qu’on pouvait apprendre à peu près toutes les langues issues de l’immigration, mais pas les langues autochtones. À Ottawa, la langue originelle aurait été une langue algonquienne.

MI : Quelles sont les langues qui forment la famille algonquienne ? Où est-ce qu’on les parle ?

MO.J : C’est l’une des plus grandes familles d’Amérique du Nord, du point de vue du territoire couvert, si ce n’est par son nombre de locuteurs. Les dialectes cri-innu et les dialectes ojibwé forment les langues algonquiennes centrales tandis que les langues comme le micmac et le malécite constituent les langues algonquiennes orientales.

MI : Quel est l’état de santé général des langues algonquiennes?

MO.J : Cela dépend de la communauté et de sa situation géographique: certains ont perdu leur langue, d’autres continuent de la transmettre à leurs enfants, mais la plupart de ces langues sont en danger.

MI : Votre recherche se concentre beaucoup sur l’utilisation des moyens technologiques modernes pour des objectifs de documentation et de revitalisation linguistiques. Selon vous, quel rôle la technologie a-t-elle à jouer dans la survie de ces langues ?

MO.J : L’informatique et l’internet jouent un rôle dans le développement d’une intelligence collective d’une manière sans précédent par le passé. Si certaines langues ne sont pas représentées ou utilisées à l’ère numérique, si elles n’infusent pas les technologies de communication disponibles et, si ceux qui les parlent doivent les abandonner afin de communiquer entre eux, ces langues ne feront alors pas partie du développement de cette intelligence collective ; et ça, c’est une perte pour l’humanité dans son ensemble. [NDR : « intelligence collective » : la professeure Junker fait là référence à l’idée que les informations sont disponibles à la société dans l’ensemble. Ce qui était autrefois un savoir spécialisé, ou bien disponible seulement à un certain groupe est dorénavant disponible à la société collectivement grâce aux technologies modernes].

MI : Pensez-vous que l’ère informatique a aidé ou bien a nui au futur des langues autochtones?

MO.J : Probablement les deux, mais seul le temps le dira. C’est comme de demander si un scooter des neiges a aidé ou a nui à la chasse ou bien si les téléphones cellulaires ont aidé ou ont nui à la communication entre les êtres humains…

MI : Quelles sont les ressources que vous avez utilisées pour décider comment commencer votre documentation linguistique ? Y a-t-il eu des précédents de réussites avec d’autres langues qui vous ont dirigé vers une démarche ?

MO.J : Je n’avais pas de modèles dans mon domaine. J’ai utilisé une approche appelée « Recherche-Action Participative » qui a été inventée dans des domaines comme le Développement International. Puis, je me suis demandée comment l’appliquer en linguistique. Avec la RAP, on se concentre sur la procédure de recherche ; je me suis alors posé la question : en tant que linguiste, comment est-ce que je fais de mon intervention dans une communauté quelque chose qui bénéficierait à des locuteurs et qui leur donnerait les moyens pour ce qu’ils souhaitent pour leur langue ? Est-ce qu’ils se sentent estimés ? Est-ce qu’ils apprécient leur langue après avoir travaillé avec moi ? [NDR : Bien que le terme ‘Action-Recherche Participative’ semble complexe, la réponse qui suit est une très bonne illustration de son fonctionnement dans la pratique.]

MI : Tournons-nous maintenant vers l’énorme projet que représente l’Atlas linguistique algonquien : comment avez-vous décidé de mettre en place ce projet ?

MO.J : C’est venu petit à petit comme un projet secondaire qui s’est développé à partir de l’intérêt des locuteurs. C’est comme ça que marche la Recherche-Action Participative. En 2002, j’ai créé un CD de conversation qui contient 21 sujets de conversation pour le cri de l’Est; c’était aussi un projet secondaire pour susciter plus complètement l’intérêt des jeunes locuteurs de cri que j’avais engagés lors d’un projet d’été pour travailler sur une base de données des conjugaisons des verbes en cri. Je m’inquiétais du fait qu’ils ne verraient pas la fin de ce projet de documentation sur les verbes : ça a pris 15 ans de plus pour le terminer ! Ce CD s’est propagé tel un virus et peu après, d’autres groupes m’ont demandé la permission de l’adapter à leur propre dialecte.

Le moment décisif a eu lieu après avoir donné une conférence et participé à un atelier lors d’une conférence de langue autochtone à Prince Albert en 2004… Deux femmes cries me ramenaient en voiture. Elles avaient participé à mon atelier sur les enregistrements sonores et la documentation lors duquel nous enregistrions des mots et des expressions communes de leurs très nombreux dialectes. Elles m’ont alors demandé de leur donner une copie de la carte de la famille linguistique du cri-innu, carte que je leur avais montrée. Elles n’avaient jamais compris qu’elles faisaient partie d’une famille de langues qui s’étendait à travers le pays jusqu’à l’océan atlantique ! L’idée suivante m’a alors traversé l’esprit : sons + carte ? Et pourquoi pas ne pas les mettre ensemble ? J’aimerais d’ailleurs rendre hommage à ces deux femmes pour ce moment magique.

On a ensuite fabriqué un prototype, puis est venu le financement, et les cartes Google ont été disponibles la même année, en 2005. Il s’agissait d’abord seulement du cri-innu mais 3 ou 4 ans plus tard, nous avons reçu des demandes pour d’autres langues et dialectes. On a développé notre travail pour les inclure et ainsi de suite.

MI : Quels étaient les obstacles et les défis quant à la mise en commun d’un projet aussi vaste et à l’implication d’autant de personnes ?

MO.J : Quelques défis techniques: devoir reprogrammer dans la durabilité les logiciels (qui fonctionnent sur des serveurs bas de gamme), devoir s’adapter aux préférences techniques et à l’expertise des contributeurs. Nous avons fait l’expérience de beaucoup de bonne volonté. Certaines personnes ou certains groupes continuent de me contacter pour nous rejoindre. En général, ça ne prend qu’une personne volontaire pour travailler avec nous. Ils veulent être représentés ici. C’est ouvert à tous et le travail est collaboratif si bien que les contributeurs peuvent faire ce qu’ils souhaitent avec leur matériel après.

MI : Qu’est-ce que les communautés impliquées ont ressenti face à vos efforts et, qu’est-ce qu’ils ressentent maintenant qu’ils peuvent voir le produit fini ?

MO.J : En général ils adorent. Ils ressentent de la fierté à être représentés et ils apprécient pourvoir écouter leurs cousins et leurs voisins. Plus récemment la production de versions mobiles (les applications) est extrêmement populaire. L’application de conversation de cri de l’Est a été téléchargée plus de 1 120 fois, rien que sur iOS.

MI : Comment une communauté linguistique peut-elle promouvoir, documenter ou revitaliser sa langue grâce aux nouvelles technologies?

MO.J : Je crois que la réponse dépend de la situation. C’est comme de demander comment promouvoir le logement avec des outils électriques. Je pense qu’il est très important de penser aux nouvelles technologies comme un outil, pas comme une fin en soi ; et de penser aux locuteurs comme des usagers (ou non) ; sinon, on se retrouvera avec des machines qui parlent ou écrivent des langues mortes. [L’analogie avec les outils électriques peut sembler curieuse au premier abord mais c’est une excellente manière d’illustrer le problème–clé de la documentation. Vous pouvez très bien avoir les meilleurs outils, les technologies les plus récentes et les plus avancées, mais ce ne sont pas les technologies qui sauvent une langue. Ce sont les gens qui utilisent les outils.]

MI : Dans le passé le rôle d’un linguiste documentaliste consistait à aller sur le terrain et à enregistrer ou à transcrire des discours. Comment est-ce qu’Internet et les appareils modernes ont-ils modifié cela ?

MO.J : Avec Internet, nous voyons maintenant la possibilité de se procurer des données en masse (ce que nous ne faisons pas dans l’atlas linguistique). Il se peut bientôt que le problème soit paradoxalement d’avoir trop de données disponibles qui ne sont ni structurées ni éditées.

Le changement pour moi a été à la fois en termes de technologie et en termes d’approche. Quelqu’un peut toujours très bien aller sur le terrain mais utiliser la vidéo au lieu de crayons pour enregistrer les discours et ensuite archiver ces vidéos dans les bibliothèques et les dépôts, avec les locuteurs mis à l’écart de l’équation. L’utilisation d’un cadre basé sur la Recherche-Action Participative en combinaison avec les technologies, c’est ça qui a créé l’atlas.

MI : Quel est justement le rôle d’un linguiste documentaliste de nos jours?

MO.J : En considérant la crise à laquelle nous faisons face, avec des langues qui disparaissent aussi vite que la biodiversité, leur rôle se trouve dans leur titre même: « documenter » ; mais il s’agit aussi d’aider à préserver pour les générations futures, si ce n’est pour les héritiers actuels. J’ajouterais aussi qu’il s’agit d’ « insuffler la vie » à ces langues en travaillant avec des locuteurs qui souhaitent qu’elles survivent. Tout le monde ne souhaite pas cela ; on peut voir des alternances de modèles générationnels. Par exemple, il existe des cas de réclamation linguistique comme pour le same (le lapon) en Scandinavie, avec des grands-parents bilingues, des parents qui ne parlaient pas la langue du tout ou qui en sont devenus des locuteurs seconde-langue, et maintenant des petits-enfants bilingues première langue.

MI : Que pensez-vous que sera le rôle d’un linguiste documentaliste à l’avenir ?

MO.J : Je ne suis pas sure, mais je soupçonne qu’ils seront très occupés à moins qu’il ne reste plus rien à documenter.

MI : Qu’est ce que vous préférez dans votre travail?

MO.J : Mettre les gens en contact, entrer en contact avec eux, faciliter le partage des ressources, faire de l’analyse linguistique, m’émerveiller devant la diversité linguistique, entendre les gens parler dans leurs langues si différentes et si belles…

MI : Quelle a été la chose la plus importante que vous ayez apprise grâce à votre travail sur les langues et les communautés autochtones?

MO.J : Rien ne se passe jamais comme prévu mais quelque chose d’intéressant finit toujours pas arriver.

MI : Qu’est-ce que vous aimeriez faire ensuite, ou plutôt, où est-ce que vous aimeriez voir le projet de l’atlas se diriger ensuite ?

MO.J : Nous avons reçu des financements pour 5 ans pour développer une infrastructure numérique pour les langues algonquiennes, en particulier pour des dictionnaires. Je vois bien l’atlas devenir un portail pour les ressources de ces langues, toujours avec l’intention initiale de permettre aux groupes de ne pas avoir à réinventer le monde, mais de partager des ressources pédagogiques ou tout ce qui est nécessaire pour garder leur langue en vie et maintenir celle-ci en vie avec les moyens de communication modernes.

 [Les langues de l’Atlas. Même celles parlées par seulement quelques personnes, comme le mitchif, font partie de cet atlas.]

[Les langues de l’Atlas. Même celles parlées par seulement quelques personnes, comme le mitchif, font partie de cet atlas.]

Un énorme merci à la professeure Junker de m’avoir parlé de son immense travail.

Récolter des données sur les langues représente une quantité énorme de travail. Même si les nouvelles technologies peuvent aider à répandre les informations rapidement et sur d’immenses distances, vous vous retrouvez dans la situation de l’arbre qui tombe au milieu de la forêt sans bruit, si vous n’avez personne pour les utiliser. Grace à des données définissables par les usagers et à des logiciels de plus en plus faciles d’utilisation, le partage d’informations avec des gens à travers le monde est plus simple que jamais.

Le but et le succès de la récolte de données et de la préservation d’une langue sont tels que, même si la communauté n’a pas besoin de ces ressources aujourd’hui, nous tous, en tant que société, laissions aux futures générations les outils pour raviver leurs langues.

Allez jeter un coup d’œil à l’Atlas linguistique algonquien de la Professeure Junker et vous vous sentirez peut-être inspirés pour commencer votre propre projet !

 

A tantôt,

Michael Iannozzi

Merci bien à Floriane Letourneux pour son aide.

 

 

Ils relèvent les mots

Cette semaine j’ai parlé avec une personne du Territoire Mohawk de Tyendinaga, qui est la communauté qui fait le sujet de l’article « Raising the words » (« Ils relèvent les mots »), un documentaire court réalisé par Chloë Ellingson.

Callie Hill est la directrice exécutive du centre culturel et linguistique Tsi Tyonnheht Onkwawenna (TTO). Elle possède énormément d’expérience dans le combat pour le mohawk et dans son enseignement. Elle-même mohawk, elle est intimement liée à ce que signifie la perte de la langue.

Je me suis entretenue avec elle pour parler à la fois de la langue et de comment sauvegarder une langue qui a besoin de toute notre aide.

[Callie dans son bureau]

[Callie dans son bureau]

Michael Iannozzi : Qu’est-ce qui vous a menée à vous engager dans la revitalisation du Mohawk?

Callie Hill : Je crois qu’avoir des enfants a été l’un des moments décisifs dans ma vie, qui m’a fait me rendre compte de l’importance de la langue et de la culture mohawk. Et maintenant que j’ai un petit-fils, c’est même encore plus important à mes yeux. Je ne peux pas parler la langue mais j’ai une connaissance linguistique de base que j’ai gagnée au cours des années où j’ai suivi des programmes linguistiques. J’espère pouvoir continuer à apprendre la langue pour pouvoir ensuite la transmettre à mes petits-enfants. Mes parents ne le parlaient pas non plus mais j’ai entendu mon grand-père paternel parler la langue, mais je ne me rappelle pas savoir à l’époque que c’était bel et bien du mohawk. Il est décédé lorsque j’avais neuf ans et c’était la seule personne de ma famille que j’ai jamais entendu parler la langue.

En 2004, j’ai commencé à travailler pour Tsi Tyonnheht Onkwawenna en tant que coordinatrice. À l’époque où j’ai rejoint le centre, j’étais la seule employée à plein-temps. Mon rôle, ces dix dernières années a consisté à créer, développer et superviser les programmes linguistiques mohawk dans la communauté, ce que je fais en tant que non-locutrice. Je veux dire par là que je suis l’administratrice des programmes mais que je n’enseigne jamais la langue. Nous avons maintenant au total un personnel de 6 enseignants, un assistant d’enseignement, un spécialiste du curriculum qui travaille à mi-temps, un assistant administratif et moi-même, la directrice administrative.

MI : En quoi consiste une journée typique dans votre travail ?

CH : En tant que directrice exécutive du Centre culturel et linguistique TTO, une journée typique consiste à faire du travail administratif. J’écris des projets de recherche, je prépare des reportages, je supervise le personnel et je travaille sur de nouvelles programmations. Parce que mon bureau se trouve à l’école primaire d’immersion, j’agis aussi en tant que principale de l’école. À ce titre, une partie de mon temps consiste alors à aider les enseignants. Je n’ai pas vraiment de journée typique parce qu’on ne sait jamais ce qui peut arriver. Nous fonctionnons tous beaucoup comme une équipe et ce, dans chaque aspect de notre organisation. Tout le monde fait preuve de bonne volonté pour donner un coup de main et aider là où il le peut : être une communauté, c’est tout ce qui nous importe. Par exemple, l’école primaire a organisé une vente de biscuits pour la Saint Valentin en février afin de collecter des fonds et, tous ensemble, en une seule journée, nous avons collecté 800 dollars, rien qu’en faisant un total de 800 biscuits et en les vendant au prix de 1 dollar l’unité ; ça a été un grand succès !

MI : Où est-ce que vos efforts de redynamisation ont lieu?

CH : Kenhteke, sur le territoire Mohawk Tyendinaga, est un territoire kanyenkehaka du peuple Mohawk situé à l’est de l’Ontario entre Belleville et Kingston. Notre terre est basée le long des côtes de la Baie de Quinte, au large du lac Ontario. Historiquement, nous nous sommes installés là-bas en 1784 après avoir été déplacés de notre terre natale qui se trouvait dans la vallée mohawk dans le nord de l’état de New-York. Notre population dans la réserve comptabilise approximativement 2 200 personnes.

MI : Quelle est votre approche concernant la renaissance de la langue mohawk ?

CH : Parce que nous reconnaissons l’importance de la transmission intergénérationnelle de la langue afin qu’elle se développe, nous gérons des programmes destinés à des catégories d’âges différents. Nous avons trois niveaux de programmes pédagogiques : « le nid linguistique Totahne », Totahne signifiant « chez Grand-Mère », a ouvert en 2007 ; c’est un programme d’immersion totale pour les enfants d’âge préscolaire ; ensuite, nous avons l’école primaire d’immersion Kawenna’on:we, qui signifie « Les premiers mots » : elle a ouvert en 2011 et cible les enfants de grande section de maternelle jusqu’aux enfants de 4ème année. Enfin, il y a le programme linguistique pour adultes « Shatiwennakaratats », ce qui signifie « Ils remettent debout les mots ». Il a débuté en 2004 et c’est un programme à plein-temps pour adultes. Les programmes pour les enfants sont de l’immersion totale tandis que le programme adulte, bien qu’intense par nature, utilise des méthodes variées pour enseigner la langue, incluant non seulement de parler mais aussi de lire et d’écrire.

MI : Pensez-vous que votre approche marcherait pour d’autres communautés, voire toutes les communautés mohawk ?

CH : Presque toutes les autres communautés kohawk utilisent des programmes pédagogiques formels comme les nôtres. Cependant notre plus gros défi est que nous n’avons pas de locuteurs natifs dans notre communauté et que tous nos programmes sont enseignés par des gens qui ont appris la langue à l’âge adulte. Nous avons une grand-mère qui parle couramment et qui travaille pour le programme « Totahne » parce que nous reconnaissons l’importance d’avoir un locuteur qui parle couramment dans le programme pour les tout-petits. Nous avons eu la chance à l’époque de trouver quelqu’un qui soit prêt à s’installer à Kenhteke. Le programme Totahne ressemble beaucoup à une journée passée chez votre grand-mère, ou dans notre cas, chez « Tota ». Nous amenons aussi, tout au long de l’année, dans le programme adulte, des locuteurs qui parlent couramment car il est important pour nos étudiants d’entendre la langue dans sa forme la plus naturelle. Nous créons des réseaux avec les autres communautés mohawk parce que nous sommes tous dans la même situation, à savoir en train d’essayer de s’assurer du bon développement de la langue dans nos communautés.

MI : Comment avez-vous décidé de commencer cet entrainement linguistique et quelles ressources avez-vous utilisées ?

CH : En 2002, le centre TTO a formulé un projet stratégique à long-terme qui a jeté les bases pour les efforts de renaissance dans la communauté ; le projet consistait à enseigner aux adultes à parler, à leur apprendre à devenir des enseignants de la langue pour que nous puissions ensuite commencer une école d’immersion pour les enfants. Nous avons depuis atteint ces objectifs grâce à des méthodes variées. Maintenant nous continuons à nous développer à partir de ce cadre. L’organisation continue de tenir tous les ans des sessions de planification stratégique.

MI : Pourquoi pensez-vous que la langue est arrivée à un point où elle a besoin d’une renaissance ?

CH : Les gens ont arrêté de parler la langue, dans notre communauté du moins, pour diverses raisons mais à mon avis, elles pointent toutes du doigt la colonisation. En particulier je parle là de l’influence de l’Église à travers ses missionnaires et de la Loi sur les Indiens de 1876. Je crois que ces deux-là sont les raisons globales qui ont mené à ce que les parents choisissent de ne pas parler le mohawk à leurs enfants et, une fois que la transmission intergénérationnelle est interrompue dans les foyers, tout cela mène à la chute de la langue dans la communauté. D’après mes estimations nous n’avons pas eu de génération de locuteurs natifs qui utilisent le mohawk dans la vie quotidienne depuis la fin du XIXème siècle.

MI : Que ressent la communauté à propos de ces efforts, et que ressentaient-ils lorsque vous avez commencé?

CH : Lorsque le centre TTO s’est organisé à la fin des années 90, les sentiments étaient mitigés à propos des efforts de revitalisation. Il y avait un groupe de partisans dévoués aux efforts mais il y avait aussi des personnes plus âgées qui pensaient qu’on devrait laisser la langue tranquille, en gros jusqu’à ce qu’elle meure. Mais aujourd’hui, je crois que la communauté soutient nos efforts. On le voit de nombreuses manières partout dans la communauté : des panneaux routiers sont écrits dans la langue, des gens prénomment leurs enfants avec un nom seulement mohawk, des standardistes dans toutes nos organisations répondent au téléphone avec un « She:kon! », ce qui signifie « bonjour ! » dans ce contexte ; il y a aussi des pierres tombales sur lesquelles des noms mohawk sont gravés, et nos politiciens locaux reçoivent un soutien financier. Je vois alors tout cela comme du soutien en fonction de nombreuses compétences différentes.

MI : Quel a été le plus gros défi dans la revitalisation de la langue?

CH : Financer les programmes est un défi constant et nous sommes reconnaissants envers notre gouvernement local, le Conseil Mohawk de Tyendinaga, qui a été un très grand soutien financièrement. Également, dans ce monde moderne où nous vivons, je ne crois pas que les gens se rendent compte à quel point ils sont colonisés : certains ne voient pas l’intérêt d’apprendre la langue dans le monde dans lequel nous vivons, un monde motivé par le matérialisme et le capitalisme.

MI : Selon vous, quelles sont les chances de succès pour le projet de revitalisation de la langue mohawk ?

CH : Je dois dire que j’ai une confiance totale en nos efforts de revitalisation. Il n’y a pas d’autre réponse acceptable à mon avis. Je pense qu’il est nécessaire pour nous de continuer à éduquer les gens dans notre communauté et je prévois que, en fournissant une éducation aux gens et en les sensibilisant, les efforts continueront de s’accroître.

MI : Quel est votre sentiment quant au facteur-clé de cette réussite ?

CH : Je pense que le facteur clé est l’engagement dont tout le monde fait preuve dans le processus. Que ce soit ceux d’entre nous qui font le travail administratif ou bien ceux qui sont inscrits dans nos programmes, en passant par les parents qui placent leur confiance en nous pour éduquer leurs enfants : nous avons tous un rôle extrêmement important à jouer dans ces efforts.

MI : Qu’est-ce que vous préférez dans votre travail?

CH : Ce travail, c’est ma passion, c’est toute ma vie. Je ne pourrais pas m’imaginer faire autre chose que ce que je fais. Je reçois tellement de satisfaction lorsque j’entends quelqu’un parler la langue, des enfants aux adultes. Je suis reconnaissante de la chance de pouvoir travailler si près d’une chose qui est importante non seulement pour moi mais aussi pour beaucoup de gens dans ma famille et dans ma communauté.

MI : Comment est-ce que les jeunes, les adultes et les aînés ont réagi à vos efforts?

CH : Il existe un groupe de personnes à qui j’attribue le mérite de l’impulsion originelle, il y a 10-15 ans, pour créer les opportunités linguistiques et culturelles dans la communauté. Ces personnes ont maintenant la trentaine et ce sont elles qui élèvent leurs enfants dans la langue et la culture. Durant les quelques dernières années, il a semblé y avoir un autre groupe de jeunes gens à être très intéressés par l’apprentissage de la langue et de la culture. C’est formidable pour nous. Il me semble qu’il est crucial que les jeunes acquièrent cette connaissance avant d’avoir des enfants dans l’espoir qu’ils les élèvent ensuite dans notre langue et selon nos coutumes. Notre langue ne sera tant que nous n’aurons pas une génération complète de locuteurs et dans l’idéal, ce seront là des enfants qui continueront à leur tour le processus d’enseigner et de parler à leurs propres enfants.

MI : Quelle a été la chose la plus importante que vous avez apprise grâce à ce projet?

CH : J’ai appris que rien de bon n’arrive sans efforts ! Je crois que c’est ma mère qui disait ça ! Nous avons dû lutter en cours de route mais, la satisfaction de pouvoir entendre des enfants parler la langue ou de l’entendre au magasin est tellement grande. Nous sommes passés d’une communauté virtuellement sans aucun locuteur à une communauté où la langue se fait entendre dans de nombreuses situations de la vie quotidienne. Nous sommes maintenant capables de conduire entièrement nos cérémonies dans notre maison longue communale dans la langue mohawk. Parfois nous avons l’impression de ne faire aucun progrès ; dans ces moments-là, il est alors important de repenser à la situation où nous nous trouvions il y a 10 ans, comparée à celle où nous sommes aujourd’hui. Ce n’est rien de moins qu’incroyable ; et ce sont les efforts combinés de chaque personne de la communauté qui a fait de la revitalisation de la langue une priorité dans sa vie.

MI : Qu’est-ce que vous aimeriez faire ensuite ou plutôt, où est-ce que vous aimeriez voir les projets de revitalisation être menés ensuite ?

CH : Je travaille en ce moment sur mon master en revitalisation des langues indigènes à l’Université du Manitoba. Mon projet consiste à mener une enquête au niveau communautaire sur la santé, le statut et la vitalité de la langue ; je suis pleine d’espoir quant à l’idée que je pourrais utiliser des données que j’aurais apprises grâce à ce procédé pour créer plus d’occasions pour les gens de notre communauté en termes de revitalisation et de régénération de notre langue et de notre culture.

[des enfants apprennent la langue Mohawk en Tyendinaga]

[Des enfants apprennent la langue mohawk en Tyendinaga]

Callie effleure beaucoup de questions qui sont essentielles pour la revitalisation de n’importe quelle langue. Peut-être d’autant plus importantes que ce n’est pas là chose facile ! Ce projet a été commencé par un petit groupe dévoué qui a refusé de permettre que leur langue ancestrale disparaisse. Pour eux, sauver leur langue mérite tout leur temps et tous leurs efforts ; ils ont travaillé très fort pour atteindre cet objectif. Comme le dit Callie, tant qu’il existera un groupe de gens dévoués et disposés à travailler à la préservation et à la revitalisation de la langue, alors, celle-ci sera sauvée. Elle ne doute pas un instant que le mohawk sera sauvegardé et, avec des gens qui travaillent, comme elle, pour sauvegarder les langues, je n’en doute pas non plus.

Elle mentionne aussi que dans cette société « motivée par le matérialisme et le capitalisme » que nous adoptons bien trop souvent, il existe des personnes qui n’accorderont pas d’importance à ce genre de travail. Certains voient le mohawk, ou n’importe quelle autre langue d’ailleurs, comme un moyen vers une fin : obtenir un emploi ou faire des profits économiques. Mais pour moi, ce n’est pas une chose à faire. Les gens n’apprennent pas seulement une langue (et ils ne devraient pas seulement l’apprendre) parce qu’elle a une grande valeur économique. Les apprenants de langue devraient être capables d’en voir les valeurs sociale et personnelle. Le mohawk possède une valeur culturelle significative pour les gens dont les ancêtres le parlaient autrefois. C’est un avantage immense mais difficile à mesurer.

Merci à Callie de m’avoir donné de son temps pour cette entrevue. Son travail est inestimable pour le tissu social de notre histoire, nous, Ontariens, Canadiens et, plus généralement, êtres humains.

 

A tantôt,

 

Michael Iannozzi

Merci beaucoup pour son excellent aide, comme toujours, avec la traduction à Floriane Letourneux.