Langues sans une Flotte

A chaque fois que je rencontre une nouvelle personne et qu’elle me demande ce que j’étudie, je réponds « la linguistique ». La première question qui vient ensuite est : « oh, combien de langues est-ce que vous parlez alors ? »

La plupart des gens n’ont qu’une vague idée de ce qu’est la linguistique et ce qu’ils en comprennent, c’est que cela inclut l’étude des langues (au pluriel). C’est souvent vrai mais pas nécessairement. Il existe beaucoup de linguistes monolingues. Si je bavarde avec une personne intéressée par la linguistique, j’aime bien amener la conversation vers la documentation des langues et leur mise en péril. Il y a deux raisons à cela : la première, c’est que le sujet m’intéresse et que je suis peut-être même compétent en la matière ; mais l’autre raison est que, tandis que les gens sont conscients qu’il existe beaucoup de langues à travers le monde, ils sont aussi fascinés d’apprendre que nombres d’entre elles courent le risque de disparaitre. Ma stratégie de conversation se retourne cependant contre moi quand ils me demandent : « alors, il y a combien de langues dans le monde ? »

Ce billet va tenter de répondre à cette question même. Je vais aussi essayer de la limiter au nombre de langues existant au Canada et au nombre qu’on pourrait perdre à la fois au Canada et dans le monde.

Tout d’abord, il ne sera jamais possible de donner un chiffre exact. La définition de ce qu’est une langue n’est pas aussi simple qu’il n’y parait. Il existe des dialectes, des variétés et des accents régionaux au sein d’une même langue. A un moment donné, un dialecte se distingue suffisamment d’une langue pour être classé à son tour comme une langue à part. Le problème essentiel est que la ligne qui sépare un dialecte et une langue varie à travers le temps et parmi les linguistes.

Tous les linguistes ont entendu la boutade classique : « une langue est un dialecte doté d’une armée et d’une flotte ». Cette phrase est tellement connue qu’elle possède même une page Wikipédia traduite en des dizaines de langues. Elle apparait d’abord comme une remarque sur l’arbitraire de la ligne de démarcation entre dialecte et langue et n’est en fait pas si loin de la vérité dans beaucoup de cas. Par exemple, le chinois en tant que langue apparait sur le formulaire de recensement canadien alors qu’il n’existe pas de langue chinoise en tant que tel. Il y a le mandarin et le cantonais, qui sont les langues les plus courantes en Chine ; mais il en existe bien d’autres, et plus distinctes les unes des autres que le français et l’allemand l’un de l’autre. Nos conceptions politiques et sociales selon lesquelles les nations ont leur propre langue ont donné l’idée que les langues sont liées à des pays ; mais, en réalité, cela a rarement été le cas.

En essayant de donner un nombre pourtant incertain, le site Ethnologue (une ressource très respectée chez les linguistes) recense 7 106 langues vivantes. A la question « combien de langues y a-t-il dans le monde ? », Google m’a donné des milliers de résultats. En fouillant certains de ces résultats, j’ai vu des nombres allant de 3 000 à 10 000. On doit donc faire attention à la source de l’information ! Continuons alors avec le nombre donné par le site Ethnologue.

Si nous limitons le chiffre d’Ethnologue pour se concentrer sur le Canada, cela donne un total de 88 langues. Cependant, il est important de noter que ce nombre prend seulement en compte les langues canadiennes qui ne sont pas des langues immigrées. Autrement dit, les langues apportées par les centaines de milliers d’immigrants ne sont pas comptées dans les 88. Les deux seules langues européennes comptabilisées sont l’anglais et le français parce que ce sont, selon le site Ethnologue, des langues institutionnelles, c’est-à-dire les langues officielles du pays.

Cela signifie qu’il existe au Canada 86 langues indigènes ; ce qui serait beaucoup et donc super s’il n’y avait pas le texte suivant :

« De ces 88 langues, 4 sont institutionnelles, 10 en développement, 2 en plein dynamisme, 42 en danger et 30 en voie de disparition.

Ça n’est surement pas un résultat réconfortant !

Un coup d’œil rapide aux chiffres concernant les Etats-Unis donne encore plus de sentiments mitigés :

215 langues. 4 institutionnelles, 7 en développement, 2 en plein dynamisme, 61 en danger et 141 en voie de disparition.

Vous pouvez choisir n’importe quel pays et la liste aura toujours l’air familier avec une vaste majorité soit en danger soit en voie d’extinction. Pour une réflexion sur la situation encore plus inquiétante, Ethnologue fournit un résumé des langues selon leur statut : 6 se partagent 29% de la planète et 101, 60%. A l’autre extrémité, 2% de la planète parlent 4 780 langues tandis que les 203 langues bonnes dernières du classement sont parlées par une moyenne de 171 locuteurs chacune. Ces statistiques plutôt percutantes jettent la lumière sur le fait que la diversité linguistique mondiale est vraiment en danger.

Dans le cas du Canada, les 42 langues en danger et les 30 en voie d’extinction se retrouvent dans les derniers 2%. Les langues définies comme étant en danger connaissent une perte de « transmission intergénérationnelle » ce qui est une manière de dire que la langue n’est pas transmise des parents à l’enfant. Cette perte sonne le glas de toute langue. Il se peut que les aînés puissant parler une langue énergiquement vivement/ vigoureusement, mais ils finiront par disparaitre. Si les enfants n’apprennent pas à parler la langue, celle-ci disparaitra avec les aînés. Pire, L’appellation « en voie de disparition » signifie en fait que tous les locuteurs restants ont passé l’âge de maternité, ce qui rend encore plus difficile la transmission de la langue à la plus jeune génération.

Gardez en tête que, des 88 langues canadiennes, 72 sont soit « en danger », soit « en voie de disparition ». Des 7 106 langues du monde, plus de la moitié d’entre elles se trouvent dans l’une de ces deux catégories. Il existe un raccourci répandu parmi les linguistes pour décrire la menace qui pèse sur les langues : la moitié des langues du monde auront disparu d’ici la fin du siècle. A moins que des mesures spectaculaires soient prises au Canada, nous passerons de 88 à 16 langues dans les prochaines 85 années.

Je suis navré de voir un futur si peu réjouissant. Néanmoins, de nombreuses personnes stupéfiantes travaillent sur de remarquables projets pour essayer d’inverser le cours des évènements ou du moins pour essayer d’en ralentir la progression. Je vous encourage vivement à étudier tout cela ; et bien sûr je suis là pour vous aider à le faire grâce au blog du Musée des Langues Canadiennes ! La prochaine fois que quelqu’un me demande « alors, il y a combien de langues dans le monde ? », je devrais probablement répondre « moins qu’il y a deux semaines, mais plus que dans deux semaines. »

 

A tantôt hein,

 

Michael Iannozzi

 

(Merci Floriane Letourneux de son aide avec la traduction)