Aujourd’hui j’ai parlé avec la Professeure Molly Babel de l’Université de Colombie Britannique. Notre conversation a porté sur les interactions et sur comment nous tous, nous faisons des prédictions et nous créons des attentes lorsque nous rencontrons des gens. Ces dernières peuvent nous aider à nous mettre sur la même longueur d’ondes que notre interlocuteur, ou bien au contraire, à nous déconnecter avant même de l’avoir entendu parler.
Alors bonne lecture ! Notre entretien contient un peu de tout ce à quoi vous vous attendez : de la recherche, des stéréotypes, des Legos et Le Seigneur des Anneaux !
MI : Pour commencer, qu’est-ce que vous étudiez dans le langage ?MB : Ce que j’étudie, c’est comment nous réagissons face aux variabilités phonétiques dans la langue orale ; à la fois dans la manière dont nous produisons nous-mêmes la langue et nous la montrons, mais plus du côté de nos comportements en tant qu’auditeurs, face à la variation dans la voix des autres gens. Pour faire plus simple : comment faisons-nous face au fait que personne n’émet les mêmes sons ? Comment gérons-nous aussi le fait que certaines de ces différences soient socialement significatives alors que d’autres, dont nous choisissons de nous déconnecter, restent juste en arrière-plan.
MI : Comment est-ce que nous nous identifions à notre société dans notre façon de nous exprimer et dans celle des autres ?
MB : Notre connaissance des gens et de la société se manifeste dans notre discours de deux manières: à travers notre manière de produire nous-mêmes du discours (production de discours) et à travers nos attentes quand nous imaginons les autres produire du discours (perception du discours).
À partir du moment où nous ouvrons la bouche, nous révélons nos caractéristiques sociales et individuelles. Notre voix fournit des signaux plus ou moins subtils quant à notre sexe, notre âge, nos origines, notre état émotionnel, etc.
Nous changeons nos modèles d’expression pour répondre à différents contextes sociaux : nous ne parlons pas de la même manière à notre famille ou à des étrangers, à des enfants ou à des personnes de notre âge, à des amis ou à des figures d’autorité. Ces changements sont les reflets grossiers de ce qu’est la formalité dans certains cas, mais nous faisons aussi des changements de style qui sont plus personnels et qui reflètent nos identités sociales.
En tant qu’auditeurs, nous créons des associations et en arrivons à nous attendre à certains modèles discursifs venant de certains individus ou groupes d’individus. Par exemple nous évaluons nos attentes pour les dimensions acoustiques comme la hauteur de la voix en nous basant sur le sexe de la personne parce que nous avons appris que les hommes ont généralement des voix plus basses que les femmes puisqu’ils ont tendance à être comparativement plus larges en terme de taille. L’apprentissage de ces modèles nous aide à traiter efficacement les voix que nous n’avons jamais entendues auparavant. Mais, ces modèles appris peuvent aussi dévier dangereusement vers le territoire des stéréotypes.
MI : Comment construisons-nous nos attentes quand nous pensons à la façon dont quelqu’un va parler ? Et comment réagissons-nous lorsque nous avons mal jugé le style de notre production et le leur ?
MB : Bon par exemple, vous sauriez des choses à mon sujet avant même d’avoir entendu ma voix. Vous construiriez une supposition grossière du son de ma voix en vous basant sur vos exemples précédents d’entretiens avec des professeurs.
Nous gardons aussi constamment à jour ces attentes. Un de mes étudiants et moi avons récemment publié un article sur ces questions (Babel & Russell, 2015). Nous avons pris 12 résidents nés en Colombie Britannique. 6 étaient des Canadiens blancs et 6 étaient des Sino-Canadiens ; tous sont nés en Colombie Britannique et tous sont des locuteurs natifs anglophones.
Nous avons créé un test d’intelligibilité en faisant lire des phrases à nos 12 locuteurs. Puis nous avons ajouté des bruits de fond à ces enregistrements ; autrement, ce serait trop facile de les comprendre. Nous avons ensuite présenté à des auditeurs des tests où ils pouvaient voir une photo du visage du locuteur et d’autres tests où ils ne pouvaient pas les voir. Nous avons fait faire l’expérience à 40 étudiants de l’Université de Colombie-Britannique.
Lorsqu’ils n’avaient pas la photo de la personne qu’ils étaient en train d’écouter, tout le monde était en gros également intelligible ; il n’y avait aucune différence. Cependant lorsque les gens voyaient la photo des locuteurs, l’intelligibilité des Canadiens chinois chutait.
Bien que ce soit là une triste conclusion, nous pensons qu’il est important d’en discuter dans l’espace publique. Nous avons réalisé beaucoup d’analyses avec ces données et les résultats suggèrent que les gens s’attendent tout simplement à ce que les locuteurs sino-canadiens aient un accent étranger. C’est un exemple d’attente qui est mauvaise. L’attente que vous pouvez avoir avant de me parler, selon laquelle je suis une femme, que j’ai en gros un certain âge, ou que je vais parler dans une certaine rangée de fréquences, c’est bon parce que ça vous aide à me comprendre.
Donc, votre question sur les attentes et sur comment on les tient à jour, est une question importante. L’une des choses que nous allons étudier ensuite est le temps nécessaire que ça prend aux gens pour se dire : « bon d’accord, ces Canadiens chinois n’ont pas d’accent étranger. Je peux y aller et traiter ce discours de la même manière que je le ferais pour n’importe quel autre locuteur du coin. »
MI : Est-ce à dire que le récepteur s’attendrait à avoir des difficultés avant de devoir s’arrêter et de corriger ce mauvais jugement ?
MB : Je ne dirais même pas qu’on s’attendrait à avoir des difficultés mais plutôt qu’on s’attendrait à autre chose et qu’on ne saisit pas vraiment ce à quoi on s’attendait si bien que c’est cette incompatibilité qui affaiblit temporairement notre compréhension.
Par exemple, si vous entendiez d’abord ma voix et que j’avais un accent australien, vous vous diriez de votre côté « attends une minute » et ensuite, vous auriez à vous arrêter et à réajuster vos attentes.
Il y a une autre étude que j’aimerais réaliser et qui consiste à voir à quel point ces attentes sont basées sur la race et l’ethnicité. Les gens sont-ils mieux aptes à saisir si un locuteur a un accent local ou étranger en se basant sur son apparence ? En d’autres termes, à quel point nos attentes sur un locuteur de l’anglais canadien de Vancouver sont basées sur le fait d’être blanc ?
Pour revenir à votre première question, une manière de décrire ce que je fais serait de dire que j’étudie comment les stéréotypes et les a-prioris nous affectent en temps réel en ce qui concerne le traitement de la langue orale. Ces résultats sont souvent tristes mais ils sont importants parce qu’ils ont un vrai impact sur les gens.
MI : Comment les gens diminuent-ils ou agrandissent-ils la distance qui les sépare des autres dans une conversation grâce à leurs paroles? Et, que dit-on réellement en diminuant ou en agrandissant cette distance ?
MB : Si une personne veut décroître la distance sociale entre elle et un interlocuteur, elle peut augmenter la similarité de ses modèles discursifs à travers un procédé appelé ‘convergence’ : imaginez qu’elle veuille augmenter la distance sociale : elle peut écarter ses modèles de discours en les rendant moins semblables à ceux de son interlocuteur. On fait ce genre de changement dans les conversations pour préparer le terrain social de l’interaction.
On peut tout à fait diminuer ou augmenter l’intervalle entre nous et notre partenaire de conversation. Je me suis déjà retrouvée à des diners où je me plais à parler avec quelqu’un ; nous nous dirigeons complètement vers un terrain d’entente entre nos deux styles de discours et puis, là, d’un coup, cette personne dit une chose avec laquelle je ne suis pas d’accord ou que je peux trouver offensante. Je deviens alors une personne complètement différente en termes de style discursif pour le reste de la conversation.
MI : Avez-vous le sentiment que tout ça se fait automatiquement, ou bien est-ce que une chose qu’on apprend en voyant les autres le faire ?
MB : C’est une question compliquée. Dans une certaine mesure, nous nous engageons automatiquement dans ces modèles d’accommodation. Il est certain que nous ne sommes pas en train de nous dire : « Tiens donc ! Afin d’obtenir ce que je veux de cette conversation, je vais changer la prononciation de mes voyelles pour correspondre à celle de cette personne. » À un certain niveau, il se peut que nous soyons pleinement conscients de l’admiration qu’on porte pour une personne et que nous nous retrouvons en train d’imiter. Il existe des indices selon lesquels les comportements linguistiques imitatifs font partie de l’apprentissage de la langue mais nous apprenons certainement comment utiliser les stratégies d’accommodation dans des manières socialement appropriées. Une convergence excessive vers les modèles discursifs d’une personne est une très bonne manière de s’aliéner cette personne.
Ce que je veux dire par là, c’est que ça pourrait sonner faux ou trop manipulateur. Tous ces différents moyens pour s’accommoder les uns aux autres tandis qu’on parle sont, de plusieurs façons, des moyens de se manipuler les uns les autres. Néanmoins, on peut certainement en faire trop ou bien agir de manière trop flagrante.
MI : Comment les gens perçoivent-ils le discours des autres quand ils ont particulièrement proches, ou au contraire particulièrement distincts de leur propre accent ou dialecte ?
MB : L’appartenance à un groupe est importante pour nous en tant qu’humains et le fait d’identifier les autres comme appartenant à notre endogroupe, c’est-à-dire comme membres de notre groupe social, ou comme appartenant à notre exogroupe, c’est-à-dire étrangers à notre groupe, c’est une chose que nous faisons indéniablement. Lorsque nous entendons des individus parler comme nous, on les évalue positivement en partie parce qu’ils font partie de notre endogroupe. Les accents et les dialectes différents des nôtres viennent souvent, mais pas toujours, avec des étiquettes sociales.
Par exemple, de nombreux locuteurs de l’anglais nord-américain perçoivent les variétés britanniques comme paraissant plus intelligent. C’est basé sur des stéréotypes que nous avons créés et non pas à cause d’une caractéristique inhérente à l’anglais britannique qui le rendrait plus intelligent.
Si vous regardez un film, dans de nombreux cas, le héros ou le personnage le plus attirant physiquement parlent la variété la plus standard de la langue. J’ai récemment re-regardé les films de la saga « Le Seigneur des Anneaux ». Aragorn et Legolas, qui sont tous les deux beaux et héroïques, parlent avec un accent anglais britannique standard. Gimli, un nain, est sans doute moins séduisant mais c’est aussi un personnage moins important. Il parle avec un accent moins standard. Les medias aident aussi à perpétuer et à alimenter les stéréotypes et les associations sur les accents.
MI : Au-delà du parler d’une personne, y a-t-il des éléments qui façonnent la manière dont ils sont perçus lors d’une conversation ?
MB : Le discours et la langue ne sont que deux des nombreux signaux sociaux que nous utilisons pour évaluer les autres. Notre façon de nous habiller, nos odeurs, notre posture, nos expressions faciales : toutes ces choses sont des signaux sociaux que nous présentons et que les autres utilisent pour nous évaluer, pour le meilleur ou pour le pire. Par exemple, si quelqu’un porte beaucoup d’eau de Cologne ou de parfum, ça déclenchera chez nous certains jugements sur cette personne.
MI : Comment recueillez-vous les paroles que vous utilisez pour votre recherche et est-il important que ces paroles soient « naturelles » ou au moins prononcées par un locuteur à l’aise et confortable ?
MB : Nous utilisons différentes méthodes de collecte de langue orale pour différents types de projets. Parfois nous faisons lire à des gens des mots ou des phrases. Parfois nous faisons raconter aux gens des histoires ou dire des répliques de vidéos. Récemment Jen Abel, l’une de mes doctorantes, a recueilli des paroles provenant de binômes qui jouaient ensemble avec des briques Lego. En travaillant ensemble sur une tâche donnée, les deux individus [qui ne se connaissent pas] ont quelque chose à discuter, ce qui évite des pauses et des silences gênants, produisant ainsi un discours plus naturel.
Il est important pour les linguistes d’étudier de nombreux styles de langage car la langue est un système à multi-facettes et varié. Les différents styles nous montrent un éventail de choses que les locuteurs savent à propos de leur langue.
MI : Qu’est-ce que vous aimeriez faire ensuite pour votre recherche?
MB : Certains des projets de mes étudiants les plus récents ainsi que des miens ont consisté à étudier nos attentes et nos prédictions linguistiques. Concernant les évènements linguistiques imminents, ces dernières sont basées sur notre connaissance sociale ou linguistique et nous voulons savoir comment ces attentes interagissent avec notre véritable expérience afin de trouver ce que nous percevons en fin de compte.
MI : Qu’est-ce que vous préférez dans votre travail?
MB : La meilleure partie de mon travail c’est de pouvoir m’impliquer dans le processus de découverte. Nous avons beaucoup à découvrir sur le fonctionnement du discours !
Un sincère merci à Molly Babel. Son travail a produit des résultats inconfortables sur les stéréotypes et les jugements. Ce sont néanmoins des résultats très importants parce qu’ils font partie de notre réalité quotidienne et touchent continuellement les gens.L’importance de nos perceptions et de nos attentes lorsque nous nous parlons est que les stéréotypes peuvent être utiles : ils peuvent nous aider à identifier des situations et des émotions ; mais ils peuvent aussi être offensants comme l’a montré la recherche de la Professeure Babel.
Tandis que nous ne pensons pas consciemment, quand nous sommes présentés à quelqu’un, à une fréquence attendue de leur voix, notre cerveau fait ce bond. Notre cerveau peut aussi inconsciemment faire des bonds négatifs. Ainsi, si on est plus conscients de notre manière de former nos conceptions sur les autres, cela peut nous aider à réduire le mal que nous pouvons causer sans le vouloir. Ce n’est pas chose facile mais nous pouvons tous être d’accord que réduire les stéréotypes blessants est une bonne chose.
A tantôt,
Michael Iannozzi
Un gros merci à Floriane Letourneux pour son aide avec la traduction