Le blogue de cette semaine est une discussion sur l’anglais de la côte ouest et en particulier celui de Victoria en Colombie Britannique. Nous avons souvent beaucoup de mal à distinguer les gens qui viennent des différentes régions du Canada (à part le Québec et la côte est) et, de l’Ontario à la Colombie Britannique, les accents semblent être à première vue à peu près les mêmes partout.
Pourtant, le professeur Alexandra D’Arcy étudie l’anglais de Victoria et elle a découvert que les similarités que nous observons aujourd’hui n’étaient pas si similaires par le passé. Elle étudie la langue au niveau diachronique c’est-à-dire qu’elle en étudie l’évolution sur une certaine période et dans son cas, sur une longue période. Si vous menez des entretiens dans une communauté, une fois que vous la quittez, vous ne pouvez pas découvrir les changements qui ont lieu à travers le temps, sauf en comparant les locuteurs plus âgés avec les plus jeunes et en émettant des hypothèses sur les différences entre ces générations. En étudiant l’anglais de Victoria grâce à des enregistrements et des entrevues réalisés sur plus d’un siècle, le professeur D’Arcy peut observer les changements se produire au fil des ans à travers ces voix du passé.
Elle a eu la gentillesse de nous expliquer comment tout cela fonctionne et comment les habitants de Victoria avaient autrefois un accent bien plus distinct qu’aujourd’hui.
Michael Iannozzi : Il me semble qu’une partie des gens voient l’anglais canadien comme ayant seulement deux variétés : Terre-Neuve et le reste du pays. Comment est-ce que vous, vous voyez l’anglais canadien ?
Alexandra D’Arcy : Je vois beaucoup de diversité. A l’est de l’Ontario, il y a le Québec, les Maritimes puis Terre-Neuve et le Labrador ; Terre-Neuve est bien sûr définie par ses propres variations dialectales. Cette zone entière possède une histoire riche avec des influences variées en termes de données historiques, aussi bien au niveau régional, linguistique, religieux qu’ethnique. De l’Ontario jusqu’à la Colombie Britannique cependant, la situation n’est pas aussi homogène que ne le laisse penser la rhétorique. On oublie que les villes sont une chose et que les vastes zones rurales et semi-rurales du pays en sont entièrement une autre et qu’elles contribuent énormément à l’histoire de l’anglais canadien. Ces voix se retrouvent mises en arrière-plan mais les choses commencent à changer. De plus en plus de sociolinguistes sortent des villes si bien que notre vision de l’anglais canadien est aussi sur le point de changer. Nous vivons des moments palpitants.
MI : L’anglais couvre une zone géographique au Canada: où se trouvent les variétés, d’après vous ? Est-ce aussi simple que de diviser le pays ? Si non, pourquoi pas ?
AD : C’est une question intéressante. Je crois qu’il faut nuancer la réponse. Il existe évidemment de vastes régions : regardez seulement The Atlas of North American English [l’Atlas de l’anglais nord-américain], ou bien le travail d’enquête de grande envergure de Charles Boberg. Certaines de ces régions s’alignent sur les provinces mais d’autres pas. À l’intérieur même des régions, il y a des frontières dialectales plus petites et ainsi de suite. Mais bien sûr, c’est là l’image typique qui se dessine de la recherche sur les dialectes. Plus vous allez dans le détail, plus vous développez des caractéristiques autres que les simples sons et plus vous dénichez de diversité dans cette image. Autrement dit, plus on travaille sur l’anglais canadien, plus on adopte des angles de vue régionaux et plus l’image montre de la variété. L’émergence d’archives d’enregistrements couvrant des durées importantes va bien sûr apporter une perspective entièrement nouvelle à notre compréhension de l’anglais canadien.
MI : Votre travail s’est concentré sur l’anglais parlé à Victoria, en Colombie Britannique, et vous avez collecté des données couvrant une très grande période. Quelle quantité de données avez-vous, de quels types de données s’agit-il et sur combien de temps s’étendent-elles ?
AD : Excellente question! Je possède environ 300 heures de données : des récits oraux et des entretiens sociolinguistiques. Les récits oraux proviennent de deux sources principales : les bibliothèques de l’Université de Victoria possèdent des ouvrages d’archives dont j’ai pu acquérir les droits et ensuite, j’ai aussi pu assurer les droits pour un sous-ensemble de la Collection Imbert Orchard, par le biais de la CBC et du Musée Royal de la Colombie Britannique. La plupart de ces enregistrements ont été réalisés à partir des années 60 et nous avons utilisé les archives du Musée pour nous concentrer sur les locuteurs de la Collection Imbert Orchard qui sont nés ou ont été élevés à Victoria. Entre ces deux collections, nous avons ainsi 42 locuteurs de la région, nés entre 1865 et 1936. Le plus gros des entrevues sociolinguistiques ont été menées en 2012 avec de vrais Victoriens. Cette collection recense 162 locuteurs, nés entre 1913 et 1996. Je suis plutôt fière de ce corpus en fait. Nous avons beaucoup de Victoriens de première génération mais nous en avons aussi de deuxième, troisième, quatrième, cinquième et sixième générations. Il me semble que c’est plutôt super. Mais si vous mettez les enregistrements d’archives avec les contemporains, vous vous retrouvez avec une vue d’ensemble sur le parlé local sur plus de 130 ans. C’est palpitant. Nous avons aussi beaucoup de chance parce que les bibliothèques de l’Université de Victoria détiennent l’histoire entière du journal local qui a débuté en 1858 sous le nom de The British Colonist [le colon britannique]. En réalité, les archives jusque 1920 ont été numérisées. Après cette date, on trouve les fichiers en formats microfiches mais c’est aussi sympa d’une autre manière. Tout cela complète les données. Nous avons les traces orales grâce aux enregistrements dans mon laboratoire, et nous avons des traces de la langue écrite formelle grâce au British/Times Colonist. Cela nous donne une connaissance supplémentaire de l’histoire de la variété de la langue.
MI : Quelles sont vos résultats sur l’anglais victorien ?
AD : L’anglais victorien d’aujourd’hui n’a pas de différence frappante avec ce que vous entendez à Vancouver ou à Toronto. Certaines personnes de la région racontent qu’on leur a déjà demandé d’où ils venaient lorsqu’ils visitent d’autres endroits ; mais il n’y a aucune marque de fabrique dans leur façon de parler estampillée « Victoria », que ce soit d’un point de vue local ou national. Cependant, il fut un temps où une certaine frange de la population avait un accent distinctif. Je l’appelle la « délicatesse de Victoria » [« Victoria Dainty »], mais sur l’île, il est connu sous le nom d’ « accent de Van Isle » [« Van Isle Accent »]. Ce nom vient des écoles privées cossues établies et gérées par des enseignants anglais Réformés, ce qui permettait d’établir des normes culturelles et linguistiques anglaises et, ainsi que l’a formulé un chercheur, ce qui permettait aux enfants d’immigrés de devenir anglais [« grow up English »]. Vous pouvez toujours entendre cet accent à Victoria mais les locuteurs ont maintenant tous la soixantaine voire plus. C’est vraiment une variété qui tombe en désuétude et pour comprendre son caractère unique, il faut savoir que la plupart des Victoriens ne se rendent pas compte qu’ils parlent à une autre personne de leur propre ville lorsqu’ils parlent à ces gens-là. En fait, beaucoup sont surpris quand je leur dis que cet accent existe et ils sont stupéfaits quand je leur fais écouter des enregistrements. Il faut vraiment les entendre ; et on parle là dans certains cas de Victoriens de troisième ou quatrième génération !
En ce qui concerne l’anglais contemporain de Victoria, le tableau est plus complexe mais je ne pense pas que ce soit particulièrement surprenant. Pour certaines caractéristiques, comme l’introduction de citations directes, l’anglais de Victoria n’est pas différent de l’anglais de Toronto ou celui de Perth en Australie d’ailleurs (par exemple : j’étais comme ‘Sans rire !’ [« I’m like ‘No way !’ »]). Mais certains aspects du parler local font de nous de vrais Canadiens, comme les extenseurs généraux (par exemple, « J’aime l’art et les trucs comme ça. [« I like art and stuff like that. »]) et aussi la façon dont la voyelle dans des mots comme « goose » est prononcée avec la langue plus en avant dans la bouche. Mais bien sûr, il existe aussi des éléments qui semblent mettre Victoria à part. Alors que la plupart des dialectes canadiens ont évolué relativement tôt pour prononcer des mots comme « tube » de la manière suivante : ‘toube’ [sans disphtongue], l’anglais de Victoria tend à garder l’ancienne prononciation ‘tioube’ [la prononciation britannique, avec diphtongue].
MI : Est-ce que l’anglais de Victoria a changé au fil des décennies ? Si oui, comment ? Est-ce qu’il s’est rapproché ou bien éloigné de ce qu’on considèrerait comme « l’anglais canadien standard », c’est-à-dire l’anglais du centre du Canada [aussi connu sous le nom de « anglais CBC », du nom de la société nationale canadienne de radio- et télédiffusion « Canadian Broadcasting Corporation ».]
AD : De manière très fondamentale, Victoria a toujours fait partie de la région du dialecte canadien général. La très grande proportion des colons et des immigrés a été constamment constituée d’autres Canadiens, c’est-à-dire des Loyalistes et de leurs descendants. Mais Victoria n’a pas été érigée en tant que siège de gouvernement ou de commerce ; elle a été érigée pour établir une colonie où les enfants d’immigrés anglais pourraient maintenir leur ‘héritage inaliénable’ en tant que sujets britanniques. En d’autres termes, il existe un bagage idéologique plutôt lourd dans les racines de la ville ! En ce qui concerne le rapprochement ou l’éloignement de la langue par rapport à l’anglais canadien général, c’est dur à dire. La cible est mouvante parce que les changements sont bien sûr en cours, et ils sont constants. Victoria participe de ces changements mais le problème réside dans les détails. Est-ce que cette ville participe de la même manière, avec les mêmes résultats finaux ? C’est là une chose que je vais devoir laisser en suspens pour l’instant.
MI : Si vous pouviez retourner en arrière et recueillir quelque chose de plus sur les données que vous avez déjà du passé, qu’est-ce que vous aimeriez récolter ?
AD : Ce serait super de savoir combien de temps les familles de ces personnes ont vécu à Victoria. Pour les enregistrements contemporains, nous savons que nous avons des Victoriens de la première à la sixième génération. C’est un aspect extrêmement instructif mais malheureusement, il est très difficile de retracer les données plus anciennes. La plupart des locuteurs étaient probablement de première génération mais il est possible que certains soient de deuxième et troisième générations. Quand leurs familles sont-elles arrivées, et d’où venaient-elles ?
MI : Est-ce que les sujets abordés durant les entrevues ont changé avec le temps ?
AD : Absolument, mais en fonction du support de travail. Dans la plupart des cas, on reçoit des récits oraux et les sujets sont typiquement spécifiques au support qu’est le récit oral, lorsque celui-ci a été collecté (que ce soit à propos de l’histoire de l’Université de Victoria ou à propos de la vie sur l’ile, etc.). La beauté de cette documentation réside néanmoins dans le fait qu’elle contient des histoires personnelles et bien sûr, la narration est la perle de l’entrevue sociolinguistique ; cela apporte un degré crucial de comparabilité. Si on engage les gens dans une conversation détendue et bon enfant, ça aide à aligner les données sur les autres. En même temps, nous savons que le sujet, le cadre, la personne qui fait passer les entretiens et les facteurs de ce type, ont tous une influence sur la performance du locuteur, si bien que cela affecte la comparabilité absolue. [L’environnement dans lequel l’entretien se tient et la chercheuse elle-même peuvent influencer, et d’ailleurs influencent, la façon de parler des gens. Par exemple, si vous parlez à votre meilleur ami qui vous enregistre chez vous, vous parlerez autrement que si vous parliez avec un journaliste de la CBC dans un studio.]
MI : À la lumière de l’utilisation actuelle des réseaux sociaux, de YouTube, des informations télévisées, etc, pensez-vous que des projets comme le vôtre seront plus simples ou plus compliqués dans une centaine d’années ?
AD : Grâce à Internet, il est indéniable que des sources potentielles sont en train de se multiplier mais tout cela se résume à ce que vous recherchez. Au bout du compte, les questionnements déterminent ce qui est utilisable et ce qui est valide empiriquement. Une bonne partie du contenu en ligne est accessible, en supposant que nous parlons de contenu qui est réellement publique et accessible pour l’exploration de données ; mais cela n’implique pas automatiquement que c’est adéquat et légitime au vu des objectifs de la recherche. Et franchement, sans informations détaillées sur les locuteurs, ces tonnes d’informations contenues dans ces supports se trouvent entravées. Donnez-moi une bonne vieille histoire orale n’importe quand !
MI : Si une personne du Victoria du début du XXème siècle s’asseyait dans un café aujourd’hui, qu’est-ce qui les frapperait le plus à propos de l’anglais à Victoria aujourd’hui ?
AD : Je crois que leur plus grande impression serait « qu’est-ce que c’est ? Pourquoi est-ce que ça fait un bruit épouvantable ? Ce n’est pas convenable ! » Bien sûr, je ne crois en rien de cela et je ne suis pas d’accord mais personne n’aime le fait que la langue change ; ce n’est jamais pour le meilleur. En plus de cela, les croyances et les impressions que l’on se fait de la langue sont inextricablement liées à celles que l’on se fait des gens. Avouons-le, même les femmes âgées les plus respectables portent des pantalons de nos jours, alors imaginez un instant la réaction face aux adolescents du XXIe siècle, ce groupe même qui est responsable de la ruine de la langue, de manière plus générale !
MI : Y a-t-il un enregistrement ou une entrevue que vous préférez? Une personne qui a été enregistrée et que vous appréciez beaucoup ? Si oui, pourquoi ?
AD : En fait, non, je n’en ai pas. Il existe des histoires et des échanges qui me captivent vraiment pour ainsi dire mais pas des individus en soi. Evidemment, certains enregistrements sont moins engageants que d’autres mais ça fait partie de la nature humaine. En général, je trouve que si vous prenez le temps d’écouter, et je veux dire par là que vous faites réellement attention à ce qui est en train d’être partagé, la plupart des gens ont des vies intéressantes et captivantes à un certain égard. Tout le monde a déjà fait l’expérience de la joie, de la tristesse, de la colère, de l’amour ; les histoires qui évoluent autour de ces expériences sont drôles, réconfortantes ou bien déchirantes. Tout le monde n’est pas un conteur accompli mais entre les lignes se trouve la vie. Pour la plupart, ce que je ressens, c’est de la chance ; la chance d’avoir l’occasion d’écouter des gens.
Un sincère merci au professeur D’Arcy d’avoir pris le temps de parler de sa fascinante recherche. Celle-ci ne semble peut-être pas importante pour le moment, mais il se peut que les entretiens qui ont lieu avec la famille, les amis ou les simples passants se terminent en outils importants pour les linguistes, les sociologues et bien d’autres chercheurs pour étudier la vie d’autrefois.
Le fait d’enregistrer les histoires qu’ont à raconter les membres de votre famille et de discuter du récit de leur vie, constituera une pièce importante ainsi qu’un souvenir de votre passé familial. Peut-être aussi qu’un jour cela pourra aider quelqu’un comme Alexandra D’Arcy à en apprendre plus sur l’histoire, la culture et la communauté dont votre famille fait partie.
A tantôt, eh,
Michael Iannozzi
Mille Mercis à Floriane Letourneux pour ton aide avec la traduction.