L’anglais de l’ouest canadien

Le blogue de cette semaine est une discussion sur l’anglais de la côte ouest et en particulier celui de Victoria en Colombie Britannique. Nous avons souvent beaucoup de mal à distinguer les gens qui viennent des différentes régions du Canada (à part le Québec et la côte est) et, de l’Ontario à la Colombie Britannique, les accents semblent être à première vue à peu près les mêmes partout.

Pourtant, le professeur Alexandra D’Arcy étudie l’anglais de Victoria et elle a découvert que les similarités que nous observons aujourd’hui n’étaient pas si similaires par le passé. Elle étudie la langue au niveau diachronique c’est-à-dire qu’elle en étudie l’évolution sur une certaine période et dans son cas, sur une longue période. Si vous menez des entretiens dans une communauté, une fois que vous la quittez, vous ne pouvez pas découvrir les changements qui ont lieu à travers le temps, sauf en comparant les locuteurs plus âgés avec les plus jeunes et en émettant des hypothèses sur les différences entre ces générations. En étudiant l’anglais de Victoria grâce à des enregistrements et des entrevues réalisés sur plus d’un siècle, le professeur D’Arcy peut observer les changements se produire au fil des ans à travers ces voix du passé.

Elle a eu la gentillesse de nous expliquer comment tout cela fonctionne et comment les habitants de Victoria avaient autrefois un accent bien plus distinct qu’aujourd’hui.

Fort Victoria avant de se développer à Victoria. (Source: Wikimedia Commons)

Fort Victoria avant de se développer à Victoria. (Source: Wikimedia Commons)

Michael Iannozzi : Il me semble qu’une partie des gens voient l’anglais canadien comme ayant seulement deux variétés : Terre-Neuve et le reste du pays. Comment est-ce que vous, vous voyez l’anglais canadien ?

Alexandra D’Arcy : Je vois beaucoup de diversité. A l’est de l’Ontario, il y a le Québec, les Maritimes puis Terre-Neuve et le Labrador ; Terre-Neuve est bien sûr définie par ses propres variations dialectales. Cette zone entière possède une histoire riche avec des influences variées en termes de données historiques, aussi bien au niveau régional, linguistique, religieux qu’ethnique. De l’Ontario jusqu’à la Colombie Britannique cependant, la situation n’est pas aussi homogène que ne le laisse penser la rhétorique. On oublie que les villes sont une chose et que les vastes zones rurales et semi-rurales du pays en sont entièrement une autre et qu’elles contribuent énormément à l’histoire de l’anglais canadien. Ces voix se retrouvent mises en arrière-plan mais les choses commencent à changer. De plus en plus de sociolinguistes sortent des villes si bien que notre vision de l’anglais canadien est aussi sur le point de changer. Nous vivons des moments palpitants.

MI : L’anglais couvre une zone géographique au Canada: où se trouvent les variétés, d’après vous ? Est-ce aussi simple que de diviser le pays ? Si non, pourquoi pas ?

AD : C’est une question intéressante. Je crois qu’il faut nuancer la réponse. Il existe évidemment de vastes régions : regardez seulement The Atlas of North American English [l’Atlas de l’anglais nord-américain], ou bien le travail d’enquête de grande envergure de Charles Boberg. Certaines de ces régions s’alignent sur les provinces mais d’autres pas. À l’intérieur même des régions, il y a des frontières dialectales plus petites et ainsi de suite. Mais bien sûr, c’est là l’image typique qui se dessine de la recherche sur les dialectes. Plus vous allez dans le détail, plus vous développez des caractéristiques autres que les simples sons et plus vous dénichez de diversité dans cette image. Autrement dit, plus on travaille sur l’anglais canadien, plus on adopte des angles de vue régionaux et plus l’image montre de la variété. L’émergence d’archives d’enregistrements couvrant des durées importantes va bien sûr apporter une perspective entièrement nouvelle à notre compréhension de l’anglais canadien.

MI : Votre travail s’est concentré sur l’anglais parlé à Victoria, en Colombie Britannique, et vous avez collecté des données couvrant une très grande période. Quelle quantité de données avez-vous, de quels types de données s’agit-il et sur combien de temps s’étendent-elles ?

AD : Excellente question! Je possède environ 300 heures de données : des récits oraux et des entretiens sociolinguistiques. Les récits oraux proviennent de deux sources principales : les bibliothèques de l’Université de Victoria possèdent des ouvrages d’archives dont j’ai pu acquérir les droits et ensuite, j’ai aussi pu assurer les droits pour un sous-ensemble de la Collection Imbert Orchard, par le biais de la CBC et du Musée Royal de la Colombie Britannique. La plupart de ces enregistrements ont été réalisés à partir des années 60 et nous avons utilisé les archives du Musée pour nous concentrer sur les locuteurs de la Collection Imbert Orchard qui sont nés ou ont été élevés à Victoria. Entre ces deux collections, nous avons ainsi 42 locuteurs de la région, nés entre 1865 et 1936. Le plus gros des entrevues sociolinguistiques ont été menées en 2012 avec de vrais Victoriens. Cette collection recense 162 locuteurs, nés entre 1913 et 1996. Je suis plutôt fière de ce corpus en fait. Nous avons beaucoup de Victoriens de première génération mais nous en avons aussi de deuxième, troisième, quatrième, cinquième et sixième générations. Il me semble que c’est plutôt super. Mais si vous mettez les enregistrements d’archives avec les contemporains, vous vous retrouvez avec une vue d’ensemble sur le parlé local sur plus de 130 ans. C’est palpitant. Nous avons aussi beaucoup de chance parce que les bibliothèques de l’Université de Victoria détiennent l’histoire entière du journal local qui a débuté en 1858 sous le nom de The British Colonist [le colon britannique]. En réalité, les archives jusque 1920 ont été numérisées. Après cette date, on trouve les fichiers en formats microfiches mais c’est aussi sympa d’une autre manière. Tout cela complète les données. Nous avons les traces orales grâce aux enregistrements dans mon laboratoire, et nous avons des traces de la langue écrite formelle grâce au British/Times Colonist. Cela nous donne une connaissance supplémentaire de l’histoire de la variété de la langue.

MI : Quelles sont vos résultats sur l’anglais victorien ?

AD : L’anglais victorien d’aujourd’hui n’a pas de différence frappante avec ce que vous entendez à Vancouver ou à Toronto. Certaines personnes de la région racontent qu’on leur a déjà demandé d’où ils venaient lorsqu’ils visitent d’autres endroits ; mais il n’y a aucune marque de fabrique dans leur façon de parler estampillée « Victoria », que ce soit d’un point de vue local ou national. Cependant, il fut un temps où une certaine frange de la population avait un accent distinctif. Je l’appelle la « délicatesse de Victoria » [« Victoria Dainty »], mais sur l’île, il est connu sous le nom d’ « accent de Van Isle » [« Van Isle Accent »]. Ce nom vient des écoles privées cossues établies et gérées par des enseignants anglais Réformés, ce qui permettait d’établir des normes culturelles et linguistiques anglaises et, ainsi que l’a formulé un chercheur, ce qui permettait aux enfants d’immigrés de devenir anglais [« grow up English »]. Vous pouvez toujours entendre cet accent à Victoria mais les locuteurs ont maintenant tous la soixantaine voire plus. C’est vraiment une variété qui tombe en désuétude et pour comprendre son caractère unique, il faut savoir que la plupart des Victoriens ne se rendent pas compte qu’ils parlent à une autre personne de leur propre ville lorsqu’ils parlent à ces gens-là. En fait, beaucoup sont surpris quand je leur dis que cet accent existe et ils sont stupéfaits quand je leur fais écouter des enregistrements. Il faut vraiment les entendre ; et on parle là dans certains cas de Victoriens de troisième ou quatrième génération !

En ce qui concerne l’anglais contemporain de Victoria, le tableau est plus complexe mais je ne pense pas que ce soit particulièrement surprenant. Pour certaines caractéristiques, comme l’introduction de citations directes, l’anglais de Victoria n’est pas différent de l’anglais de Toronto ou celui de Perth en Australie d’ailleurs (par exemple : j’étais comme ‘Sans rire !’ [« I’m like ‘No way !’ »]). Mais certains aspects du parler local font de nous de vrais Canadiens, comme les extenseurs généraux (par exemple, « J’aime l’art et les trucs comme ça. [« I like art and stuff like that. »]) et aussi la façon dont la voyelle dans des mots comme « goose » est prononcée avec la langue plus en avant dans la bouche. Mais bien sûr, il existe aussi des éléments qui semblent mettre Victoria à part. Alors que la plupart des dialectes canadiens ont évolué relativement tôt pour prononcer des mots comme « tube » de la manière suivante : ‘toube’ [sans disphtongue], l’anglais de Victoria tend à garder l’ancienne prononciation ‘tioube’ [la prononciation britannique, avec diphtongue].

MI : Est-ce que l’anglais de Victoria a changé au fil des décennies ? Si oui, comment ? Est-ce qu’il s’est rapproché ou bien éloigné de ce qu’on considèrerait comme « l’anglais canadien standard », c’est-à-dire l’anglais du centre du Canada [aussi connu sous le nom de « anglais CBC », du nom de la société nationale canadienne de radio- et télédiffusion « Canadian Broadcasting Corporation ».]

AD : De manière très fondamentale, Victoria a toujours fait partie de la région du dialecte canadien général. La très grande proportion des colons et des immigrés a été constamment constituée d’autres Canadiens, c’est-à-dire des Loyalistes et de leurs descendants. Mais Victoria n’a pas été érigée en tant que siège de gouvernement ou de commerce ; elle a été érigée pour établir une colonie où les enfants d’immigrés anglais pourraient maintenir leur ‘héritage inaliénable’ en tant que sujets britanniques. En d’autres termes, il existe un bagage idéologique plutôt lourd dans les racines de la ville ! En ce qui concerne le rapprochement ou l’éloignement de la langue par rapport à l’anglais canadien général, c’est dur à dire. La cible est mouvante parce que les changements sont bien sûr en cours, et ils sont constants. Victoria participe de ces changements mais le problème réside dans les détails. Est-ce que cette ville participe de la même manière, avec les mêmes résultats finaux ? C’est là une chose que je vais devoir laisser en suspens pour l’instant.

MI : Si vous pouviez retourner en arrière et recueillir quelque chose de plus sur les données que vous avez déjà du passé, qu’est-ce que vous aimeriez récolter ?

AD : Ce serait super de savoir combien de temps les familles de ces personnes ont vécu à Victoria. Pour les enregistrements contemporains, nous savons que nous avons des Victoriens de la première à la sixième génération. C’est un aspect extrêmement instructif mais malheureusement, il est très difficile de retracer les données plus anciennes. La plupart des locuteurs étaient probablement de première génération mais il est possible que certains soient de deuxième et troisième générations. Quand leurs familles sont-elles arrivées, et d’où venaient-elles ?

MI : Est-ce que les sujets abordés durant les entrevues ont changé avec le temps ?

AD : Absolument, mais en fonction du support de travail. Dans la plupart des cas, on reçoit des récits oraux et les sujets sont typiquement spécifiques au support qu’est le récit oral, lorsque celui-ci a été collecté (que ce soit à propos de l’histoire de l’Université de Victoria ou à propos de la vie sur l’ile, etc.). La beauté de cette documentation réside néanmoins dans le fait qu’elle contient des histoires personnelles et bien sûr, la narration est la perle de l’entrevue sociolinguistique ; cela apporte un degré crucial de comparabilité. Si on engage les gens dans une conversation détendue et bon enfant, ça aide à aligner les données sur les autres. En même temps, nous savons que le sujet, le cadre, la personne qui fait passer les entretiens et les facteurs de ce type, ont tous une influence sur la performance du locuteur, si bien que cela affecte la comparabilité absolue. [L’environnement dans lequel l’entretien se tient et la chercheuse elle-même peuvent influencer, et d’ailleurs influencent, la façon de parler des gens. Par exemple, si vous parlez à votre meilleur ami qui vous enregistre chez vous, vous parlerez autrement que si vous parliez avec un journaliste de la CBC dans un studio.]

MI : À la lumière de l’utilisation actuelle des réseaux sociaux, de YouTube, des informations télévisées, etc, pensez-vous que des projets comme le vôtre seront plus simples ou plus compliqués dans une centaine d’années ?

AD : Grâce à Internet, il est indéniable que des sources potentielles sont en train de se multiplier mais tout cela se résume à ce que vous recherchez. Au bout du compte, les questionnements déterminent ce qui est utilisable et ce qui est valide empiriquement. Une bonne partie du contenu en ligne est accessible, en supposant que nous parlons de contenu qui est réellement publique et accessible pour l’exploration de données ; mais cela n’implique pas automatiquement que c’est adéquat et légitime au vu des objectifs de la recherche. Et franchement, sans informations détaillées sur les locuteurs, ces tonnes d’informations contenues dans ces supports se trouvent entravées. Donnez-moi une bonne vieille histoire orale n’importe quand !

MI : Si une personne du Victoria du début du XXème siècle s’asseyait dans un café aujourd’hui, qu’est-ce qui les frapperait le plus à propos de l’anglais à Victoria aujourd’hui ?

AD : Je crois que leur plus grande impression serait « qu’est-ce que c’est ? Pourquoi est-ce que ça fait un bruit épouvantable ? Ce n’est pas convenable ! » Bien sûr, je ne crois en rien de cela et je ne suis pas d’accord mais personne n’aime le fait que la langue change ; ce n’est jamais pour le meilleur. En plus de cela, les croyances et les impressions que l’on se fait de la langue sont inextricablement liées à celles que l’on se fait des gens. Avouons-le, même les femmes âgées les plus respectables portent des pantalons de nos jours, alors imaginez un instant la réaction face aux adolescents du XXIe siècle, ce groupe même qui est responsable de la ruine de la langue, de manière plus générale !

MI : Y a-t-il un enregistrement ou une entrevue que vous préférez? Une personne qui a été enregistrée et que vous appréciez beaucoup ? Si oui, pourquoi ?

AD : En fait, non, je n’en ai pas. Il existe des histoires et des échanges qui me captivent vraiment pour ainsi dire mais pas des individus en soi. Evidemment, certains enregistrements sont moins engageants que d’autres mais ça fait partie de la nature humaine. En général, je trouve que si vous prenez le temps d’écouter, et je veux dire par là que vous faites réellement attention à ce qui est en train d’être partagé, la plupart des gens ont des vies intéressantes et captivantes à un certain égard. Tout le monde a déjà fait l’expérience de la joie, de la tristesse, de la colère, de l’amour ; les histoires qui évoluent autour de ces expériences sont drôles, réconfortantes ou bien déchirantes. Tout le monde n’est pas un conteur accompli mais entre les lignes se trouve la vie. Pour la plupart, ce que je ressens, c’est de la chance ; la chance d’avoir l’occasion d’écouter des gens.

L’hôtel de ville de Victoria.

L’hôtel de ville de Victoria.

Un sincère merci au professeur D’Arcy d’avoir pris le temps de parler de sa fascinante recherche. Celle-ci ne semble peut-être pas importante pour le moment, mais il se peut que les entretiens qui ont lieu avec la famille, les amis ou les simples passants se terminent en outils importants pour les linguistes, les sociologues et bien d’autres chercheurs pour étudier la vie d’autrefois.

Le fait d’enregistrer les histoires qu’ont à raconter les membres de votre famille et de discuter du récit de leur vie, constituera une pièce importante ainsi qu’un souvenir de votre passé familial. Peut-être aussi qu’un jour cela pourra aider quelqu’un comme Alexandra D’Arcy à en apprendre plus sur l’histoire, la culture et la communauté dont votre famille fait partie.

 

A tantôt, eh,

 

Michael Iannozzi

 

Mille Mercis à Floriane Letourneux pour ton aide avec la traduction.

 

Le beau mélange d’anglais et de français

Le billet de cette semaine porte sur une variété de français, à vrai dire une variété à l’intérieur d’une variété de français, qui représente très bien nos deux langues nationales. Le chiac est un fascinant mélange de français et d’anglais et bien qu’il n’ait pas fait l’objet d’études pendant de nombreuses années, il est récemment devenu le sujet de recherches linguistiques.

Emilie LeBlanc fait partie de ceux qui se proposent d’étudier le chiac dont elle est elle-même une locutrice native. Elle a eu la gentillesse de m’expliquer ce qu’est le chiac et pourquoi l’étudier est plus qu’une simple recherche : il s’agit de changer la perception qu’en a le public.

 

Emilie LeBlanc d'Université York

Emilie LeBlanc d’Université York

Michael Iannozzi : Pour commencer, qu’est-ce que le chiac?

Emilie LeBlanc : Le chiac est une variété de français acadien. Pour ceux qui ne le savent pas, le français acadien est un dialecte français parlé au Canada atlantique, distinct du français québécois et de ses ramifications, tel que le français ontarien. La différence est principalement due au fait que les Acadiens ont été isolés des autres locuteurs au cours de plusieurs siècles : l’acadien a gardé nombre de caractéristiques plus anciennes et perdues dans d’autres dialectes français. Le chiac est une variété d’acadien parlé depuis plusieurs décennies dans la région de Moncton au Nouveau-Brunswick. Il se caractérise par l’utilisation de formes dialectales acadiennes traditionnelles combinées à une alternance de code linguistique (alternance entre le français et l’anglais) ainsi qu’à des emprunts à l’anglais.

MI : Où parle-ton le chiac ?

EL : On le parle dans la région de Moncton. Cependant, il est important de noter que tous les francophones de Moncton ne parlent pas le chiac. Moncton a une population francophone variée, incluant des gens venant à l’origine du nord-est et de toute la Francophonie et ce, en partie parce que c’est là que se trouve l’Université de Moncton. Il est aussi important de noter que le chiac n’est pas si différent des variétés de français acadien parlées dans d’autres régions du Canada atlantique où il y a eu des contacts depuis longtemps avec l’anglais.

MI : Qu’est ce qui a fait qu’il s’est développé à part du français et de l’anglais ?

EL : La région de Moncton s’est composée d’environ 40% de francophones et 60% d’anglophones pendant plusieurs décennies si bien que presque tout le monde est bilingue. L’alternance de code linguistique et les emprunts sont courants dans des situations de contacts linguistiques intenses à travers le monde ; le développement du chiac n’est donc pas si surprenant. À propos, de nombreux linguistes de nos jours considèrent le chiac comme une variété de français influencé par l’anglais, non pas comme une langue à part.

MI : Combien y a –t-il de locuteurs?

EL : C’est une question très difficile à répondre parce que les données statistiques du recensement demandent si on parle anglais et/ou français, non pas quel dialecte on parle. On sait qu’il y a approximativement 54 000 locuteurs de français à Moncton ; cependant tous ces locuteurs ne sont pas acadiens et tous ne parlent pas le chiac.

MI : Qu’est-ce qui le rend unique?

EL : Le français acadien en soi est très intéressant parce qu’il conserve de vieilles formes que l’on ne trouve plus dans beaucoup d’autres variétés. Par exemple, en Nouvelle-Ecosse, on peut entendre de jeunes gens utiliser de vieilles formes de conjugaisons au passé dont de nombreux spécialistes ont certifié qu’elles n’existent plus en français parlé depuis plusieurs siècles. Dans toutes les régions acadiennes vous pouvez entendre une vieille morphologie verbale du temps présent avec la troisième personne du pluriel « –ont », par exemple : ils dansont [au lieu de « ils dansent »]; c’est aussi une forme qui a disparu de la plupart des variétés orales il y a des siècles. L’aspect le plus frappant du chiac pour les gens de l’extérieur, c’est l’alternance entre le français et l’anglais. Vous devez être un très bon bilingue pour passer sans effort d’une langue à l’autre dans un même énoncé.

MI : À quoi la langue ressemble-t-elle, à l’écrit et à l’oral ?

EL : Pour l’oreille inexercée, le chiac ressemble à un francophone qui essaierait d’utiliser une énorme quantité d’anglais. La raison, c’est qu’on ne s’attend pas à de l’anglais et celui-ci ressort. Lexicalement, certains emprunts à l’anglais ont remplacé les formes françaises : par exemple, les marqueurs de discours « but » et « so » ont presque complètement remplacé leurs homologues français « mais » et « alors ». Le chiac a aussi emprunté beaucoup de verbes anglais mais il les conjugue en français. Par exemple, l’infinitif « to walk » devient « walker » tandis que « walked » au passé devient “walkait” et ainsi de suite.

Pour montrer plus clairement cette distinction, voici un énoncé prononcé par un locuteur de chiac que j’ai enregistré pour ma recherche de maîtrise :

« Apparently y’a un guy dans la band qui garde exactly comme lui. Yeah comme mes friends watchait les Brit Awards pis i étiont juste comme ‘what the wow quoi?’ Comme I’étions super confused. Cause i pensaient actually que c’était lui yeah. »

Comme on peut le voir dans cet énoncé, le marqueur de discours « yeah » revient fréquemment. [Un marqueur de discours est tout simplement un mot qu’on utilise lors d’une pause ou pour relier des phrases mais il n’a aucun sens intrinsèque. « You know » est un marqueur anglais courant.] Les locuteurs de chiac utilisent aussi « well » comme marqueur de discours. Ils font aussi des calques : il s’agit d’expressions empruntées à l’anglais, et traduites ; par exemple, « garde » dans l’énoncé précédent est une version abrégée de « regarde » en français standard. Un locuteur de chiac va dire « regarder » de manière générale même pour dire « regarder comme » [calqué sur l’anglais « to look like »] au lieu d’utiliser le verbe français standard : « avoir l’air de, ressembler à ». Cependant, le chiac possède une variation plus subtile qui le rend plutôt intéressant pour les linguistes. Je pourrais poursuivre des recherches sur le chiac toute ma vie sans jamais tout découvrir.

MI : Si on parle anglais ou français, peut-on comprendre le chiac ?

EL : Partiellement. Les anglophones peuvent comprendre le sens général d’énoncés simples puisque les verbes et les noms constituent les principaux emprunts. Si un locuteur de chiac dit : « “J’vas aller parker mon car dans la driveway”, l’auditeur anglopone va entendre « park », « car » and « driveway », ce qui peut lui donner une idée du sens de l’énoncé. Les francophones qui ne savent pas d’anglais vont peut-être galérer un peu plus. Ceux qui savent l’anglais comprendront la plupart de l’énoncé mais rateront probablement certaines parties parce que le chiac se parle plutôt rapidement. Cependant, si un locuteur de chiac dit quelque chose du type « Il avont back conté des menteries », un anglophone ne va pas comprendre tandis qu’un autre Acadien oui. Les francophones d’autres régions en comprendront le sens général [“Ils avaient raconté des mensonges”].

MI : Parlons de vous maintenant ; qu’est-ce qui vous a d’abord intéressé dans l’étude du chiac ?

EL : Moi-même, je parle le chiac et j’ai grandi en pensant que ma façon de parler était « mauvaise », que c’était « mal ». Après avoir étudié la linguistique, je me suis rendu compte que le chiac était en réalité incroyablement intéressant. Pour parler le chiac, il vous faut parler couramment à la fois l’anglais et le français, ce qui nous renseigne en fait sur les compétences linguistiques de ces locuteurs. Étudier le chiac, c’est très important pour moi parce que les locuteurs croient toujours qu’ils s’expriment en mauvais français. Il est important qu’ils se rendent compte que leur langue est en réalité très spéciale.

MI : Comment avez-vous mené votre recherche sur le chiac ?

EL : J’ai interrogé des étudiants des deux lycées français de la région de Moncton. En tant que locutrice, c’est assez facile à faire. J’ai aussi l’intention de mener plus d’entrevues en 2015. A l’avenir, j’aimerais aussi interroger des étudiants post-secondaires et des adultes puisque le chiac est clairement parlé par les post-adolescents.

MI : Quel est l’objectif principal de votre recherche?

EL : Je voudrais que le chiac reçoive plus de publicité. Je voudrais aussi pouvoir comprendre son fonctionnement et sa grammaire. Puisque ce n’est que depuis peu qu’il est étudié par des linguistes professionnels, il y a donc encore beaucoup à apprendre à son sujet.

MI : Y a-t-il des facteurs comme le sexe et l’âge ou d’autres qui influent sur la quantité d’anglais ou de français utilisés par les locuteurs ?

EL : Puisque je n’ai regardé que le discours adolescent, je n’ai pas trouvé jusqu’à présent de différences liées à l’âge ou à l’éducation. Je n’ai pas non plus trouvé de différences liées au sexe des locuteurs. Ce qui m’intéresse vraiment, ce sont les différences liées à l’âge : la plupart des travaux sur le chiac ont été réalisé auprès d’adolescents. Nous avons besoin d’étudiera un éventail plus large de tranches d’âge.

MI : Quelle perception le public a-t-il du chiac?

EL : Le chiac est une variété stigmatisée au sein de la communauté. Les locuteurs en sont souvent conscients et ils en discutent librement. Dans mes entrevues, les étudiants mentionnent souvent qu’ils parlent un « mauvais français » et qu’ils ne sont juste pas bons en français. Ils comparent souvent leur expression à d’autres variétés, dites « meilleures ». Ces idées sont renforcées surtout dans les écoles et on réprimande les étudiants pour avoir « utilisé de l’anglais » dans leur discours. Un élan en faveur du chiac s’est créé seulement récemment dans les medias, par exemple avec le programme télé « Acadieman » qui raconte les aventures du premier super-héros acadien, et aussi avec de nouveaux groupes de musique comme « Les Jeunes d’Asteure ».

MI : Selon vous, qu’est ce qui est le plus important pour la survie du chiac à l’avenir ?

EL : Arrêter de stigmatiser le chiac serait une très bonne chose pour le dialecte. Cela permettrait aux locuteurs d’utiliser librement la langue dans n’importe quel media et à d’autres de l’apprendre.

MI : Quel a été votre moment préféré dans votre recherche? Qu’est-ce que vous aimez le plus à propos du chiac ?

EL : Mon moment préféré, c’est à chaque fois que je découvre de nouvelles choses à propos du chiac. Du fait que je fais partie des locuteurs, de nombreux aspects du chiac me viennent naturellement si bien que quand je commence à réfléchir à la langue d’un point de vue linguistique, je découvre des choses vraiment intéressantes. Le chiac fait partie de mon identité, et malheureusement je n’ai pas l’occasion de le parler autant qu’avant. J’adore écouter mes participants ; ça me ramène en enfance.

 

Le très populaire Acadieman, un personnage de bande dessinée qui parle chiac! (Source : YouTube)

Le très populaire Acadieman, un personnage de bande dessinée qui parle chiac! (Source : YouTube)

Un sincère merci à Emilie LeBlanc pour son éclairage sur une variété de français/acadien dont je pense que la plupart des gens ne sont pas conscients.

Comme elle l’a mentionné, il est important que dans toutes les communautés, à travers le pays, les gens ressentent que leurs dialectes, accents, ou variétés de langue soient acceptées. Si on a l’impression de ne pas parler « correctement » ou de parler « de la mauvaise manière », cela va affecter tout ce qu’on fait. Il est important de mettre l’accent sur le fait qu’il existe de nombreuses manières différentes de parler et que cette diversité devrait être célébrée et non pas stigmatisée.

 

A tantôt, eh

 

Michael Iannozzi

Mille mercis à Floriane Letourneux pour son aide avec la traduction.

 

À la recherche d’une journée « mauzy »

Le professeur Gerard Van Herk effectue des recherches sur l’anglais de Terre-Neuve à l’université Memorial où il détient une Chaire de Recherche du Canada en études des langues régionales et des textes oraux. J’ai eu l’occasion de tout lui demander sur cette section emblématique du Canada.

Terre Neuve possède une histoire coloniale bien moins diverse que d’autres régions du Canada, ce qui a permis au dialecte de se distinguer plus notablement. De larges groupes d’immigrants en provenance des régions les plus populaires des îles britanniques y ont emmené avec eux leur vocabulaire mais aussi leurs accents.

La longue histoire d’isolement et la stabilité de Terre Neuve ont rapidement changé ces dernières deux décennies et cela a créé des changements socio-économiques spectaculaires sur une période très courte. Cette situation permet aux linguistes de mener des recherches sur ces changements tels qu’ils arrivent plutôt que d’essayer de travailler en remontant le temps pour reconstituer ce qui s’est probablement passé.

Drapeau de Terre-Neuve-et-Labrador

Drapeau de Terre-Neuve-et-Labrador

Michael Iannozzi: Il me semble que les gens en Ontario et sans aucun doute dans le sud de l’Ontario, pensent que l’anglais canadien a deux variantes : Terre-Neuve et ailleurs. Comment est-ce que vous, vous voyez la langue anglaise au Canada ? Pourquoi Terre-Neuve est-elle si emblématique pour l’anglais canadien ?

Gerard Van Herk: Je pense que les linguistes voient la situation de la même manière. Il me semble que les chercheurs trouvent de plus en plus de diversité au sein de l’anglais canadien mais dans l’ensemble, il s’agit quand même d’un seul parler plutôt cohérent. Terre-Neuve, de l’autre côté, a eu une histoire coloniale très différente suivie d’une longue période d’isolement ; la langue est donc différente. Je suppose que c’est emblématique parce que Terre-Neuve a rejoint le Canada suffisamment récemment pour que le dialecte soit toujours différent et que la région soit aussi toujours considérée comme différente. Je me souviens être venu ici avec mon groupe de musique il y a des années et, mon batteur Tony avait presque immédiatement décrit la région comme étant « l’autre société distincte du Canada ».

MI: Pourquoi est-il important d’étudier l’anglais de Terre-Neuve et comment diffère-t-il de la langue des grandes villes qui sont souvent étudiées ?

GVH: Nous pouvons trouver à Terre-Neuve des informations difficiles à trouver ailleurs. La région a été peuplée très tôt, à partir de populations originaires d’une très petite zone (le sud-ouest de l’Angleterre et le sud-est de l’Irlande) puis a été isolée pendant très longtemps, puis a rapidement changé. On peut donc facilement étudier toutes sortes de sujets ici (rétentions historiques, diversité interne, période post-isolation), qui seraient bien plus difficiles à étudier ailleurs.

MI: Pouvez-vous nous donner certaines particularités de l’anglais de Terre Neuve ? Et certaines caractéristiques des Terre-Neuviens en termes à la fois linguistiques et sociaux ?

GVH: Comme avec la plupart des variétés impliquant les forces concurrentes que sont la mondialisation et la régionalisation, Terre Neuve et l’anglais (ou plutôt ses locuteurs) semblent retenir quelques caractéristiques qui deviennent ensuite les caractéristiques les plus importantes, celles qui indiquent que vous êtes d’ici. Le fait d’ajouter un –s à la fin de certains mots (I likes it !) en est un exemple ; le fait de dire « dese tings » au lieu de « these things » en est un autre. Notre étudiante Rachel Dean a imaginé le concept du Terre-Neuvien Authentique et Idéalisé (« Idealized Authentic Newfoundlander », ou « Ian » en anglais), pour synthétiser l’image que les gens ont de la meilleure manière d’être terre-neuvien. Une personne sans prétention, amicale, chaleureuse, honnête, et qui semble être du coin quand elle parle.

MI: L’identité est un sujet intéressant en linguistique. Comment décririez-vous le concept d’identité en rapport à la langue ou aux variétés de langue ?

GVH: Je pense que nous allons avoir besoin d’expliquer le concept d’identité de plus en plus parce que les locuteurs de variétés distinctes ont beaucoup plus accès aux informations sur les autres variétés ainsi que sur la perception de leur propre variété. Le vieux modèle selon lequel « les gens parlent ainsi parce qu’ils ne savent pas » n’a plus vraiment aucun sens. Je pense que si nous pouvons être attentifs aux archétypes, aux stéréotypes et aux discours sur l’identité disponibles dans une communauté en particulier, nous pouvons comprendre comment les locuteurs utilisent ce matériau pour créer leur propre sentiment du soi. Mais je ne veux pas devenir l’un de ces chercheurs qui racontent des choses du style « à la ligne 43, l’usage de Melanie d’une variante de consonne occlusive montre qu’elle reste partagée en ce qui concerne le plan de relocalisation des années 60. »

Note: À l’époque des réseaux sociaux et grâce à l’accès, presque partout au Canada, à une énorme quantité de données, les Terre-Neuviens (et de fait presque tous les Canadiens) peuvent facilement trouver ce que les autres pensent de leur dialecte. Ceci peut avoir un impact sur leur propre perception d’eux-mêmes ; de plus, leur manière de choisir comment réagir à cette connaissance de ce que les autres perçoivent est importante. Cependant Gerard Van Herk prend soin d’indiquer que l’on ne peut pas trop interpréter l’identité des gens en se basant sur leur dialecte. Pour beaucoup, la façon de parler d’une personne ne dépend souvent pas de décisions ni de réflexions mais est absolument sans lien avec leur identité consciente.

MI: Est-ce que l’anglais de Terre Neuve a évolué au fil du temps et si oui, de quelle manière ? Est-ce qu’il s’est rapproché ou éloigné de ce que nous considérerions comme l’ « anglais canadien standard » ?

GVH: Nous ne savons pas complètement quels changements ont pu se produire lorsque les locuteurs de la langue vernaculaire, en particulier au tout début, n’écrivaient pas beaucoup ou ne consignaient pas beaucoup les faits. Nous pouvons plus ou moins supposer, à partir des données qui nous sont disponibles, que l’isolement de la région entre environ 1830 et 1930 a aidé les vieilles formes langagières à rester dans les parages. C’est pour cela qu’on entend toujours les Terre-Neuviens dire « ye » pour « you » ou utiliser des caractéristiques langagières que l’on ne trouve ailleurs que dans des dialectes distincts : par exemple, « he’s steady singing » signifiant « he’s always/ regularly singing » (il est toujours en train de chanter/ il chante régulièrement), dont les sociolinguistes américains vous diront que c’est une formulation afro-américaine. Depuis, les recherches, comme tout le travail de Sandra Clarke et nos propres résultats de sondages, suggèrent que la forte augmentation du contact avec d’autres dialectes entre les années 40 et 60 semble avoir mené les Terre-Neuviens à se rapprocher un peu de la langue standard, du moins dans les villes. Une renaissance culturelle s’en est suivie, avec une légère hausse de l’utilisation des caractéristiques associées à l’identité locale. Ce qui est super, c’est que certaines particularités au départ associées presque entièrement aux locuteurs irlandais catholiques sont maintenant utilisées par presque tout le monde, en particulier le parfait « after » : « I’m after doing that » pour dire « I’ve just done that » (Je viens de faire ça.)

MI: Quel est votre mot uniquement terre-neuvien que vous préférez et que vous voudriez partager ?

GVH: J’aime bien le mot « mauzy », qui signifie « humide, chaud, brumeux, doux, léger » tout à la fois et qui est utilisé pour décrire la météo.

MI: Enfin, y a-t-il une perception des anglophones terre-neuviens que vous voudriez clarifier ou changer ?

GVH: Je pense que la perception des anglophones terre-neuviens parmi les étrangers a tellement changé, en bien, durant les deux dernières générations qu’il me reste très peu à clarifier. Il existe toujours une perception chez certains, à l’intérieur même de la communauté, selon laquelle les locuteurs avec un dialecte fortement prononcé, sont quelque peu brusques et douteux ; cette perception travaille plutôt désagréablement à maintenir les inégalités basées sur la classe sociale ou l’origine régionale. Mais d’après mon expérience, lorsque vous signalez aux gens les préjudices à leur encontre, ils répondent rarement « ah ouais, vous avez raison, je vais changer tout de suite. »Un grand merci au professeur Van Herk pour ses réponses très intéressantes et de m’avoir aidé à mettre en lumière la part de l’anglais canadien que la plupart d’entre nous savons être différente mais pas exactement pourquoi.

 

 

A tantôt, eh

Michael Iannozzi

Merci bien, comme toujours, à Floriane Letourneux de son aide avec la traduction