Karen Pennesi est professeure à l’Université Western. Elle étudie comment les noms des gens sont façonnés, perçus, et souvent jugés par une évaluation personnelle, les valeurs familiales et les mœurs sociétales. Vous pouvez retrouver son projet ici, et sur Facebook.
Les noms des gens me fascinent. L’une des choses que je préfère avec ma famille, c’est notre réaction quand on apprend le nom d’une personne. Nous avons une vieille tradition pour nos sorties au restaurant. L’un de nous quatre, parmi ma mère, mon père, ma sœur et moi, regarde l’addition et trouve en général, en haut, le prénom du serveur ou de la serveuse. Les trois autres essayent alors de deviner le prénom ; nous avons le droit de poser des questions et l’une d’entre elles est presque toujours : « est-ce que le prénom lui va ? » Chose étonnante, au moins dans notre famille, on semble tous avoir à peu près la même compréhension de ce qu’est un prénom approprié pour une personne rencontrée, au plus, 2 heures plus tôt. De plus, une fois qu’on a deviné le prénom, on a tous immédiatement une réaction forte quant à savoir si le nom lui « convient ». Mais comment formons-nous ces notions de quel prénom est plus convenable pour qui ?
Il s’agit là seulement d’une seule parmi des milliers de choses que je trouve tellement intéressantes en onomastique. La professeure Pennesi a tellement de choses à raconter et tellement de réponses à des questions que j’ai depuis des années ; alors, commençons !
Michael Iannozzi : Pour commencer: qu’est-ce que l’onomastique ?Karen Pennesi : L’onomastique est l’étude de l’histoire, de la structure, de la signification et de l’usage des noms. C’est un domaine très large qui peut inclure les noms de lieux, de personnes, de marques et pleins d’autres types de noms. Ma recherche porte sur les noms des gens, qu’on appelle parfois les « anthroponymes ».
MI : Qu’est-ce qui vous a amenée à commencer à étudier des noms des gens ?
KP : Je crois que les noms sont en soi intéressants pour tout le monde puisque tout le monde a un nom et certaines personnes en ont même plusieurs au cours de leur vie. Je réfléchissais à un sujet de recherche qui serait assez large pour maintenir mon intérêt et ma productivité pour les quelques années à venir et que je pourrais étudier localement, c’est-à-dire sans avoir à voyager à l’étranger comme pour ma recherche précédente au Brésil. Les noms se trouvent partout alors ça rend la tâche plus facile.
Les noms sont un excellent exemple du point de convergence entre la langue et l’identité. Les gens voient souvent les noms comme un genre d’étiquette pour identifier ou se référer aux individus, mais les noms sont aussi des mots. Ils doivent convenir au système phonétique d’une langue et ils ont une structure qui est déterminée par une convention sociale ou culturelle. Par exemple, une personne possédant un nom indonésien ou mohawk peut avoir un nom avec un seul composant et non pas avec un prénom et un nom de famille comme nous le faisons en anglais canadien. À l’opposé, une personne peut avoir un nom espagnol ou portugais avec quatre ou cinq composants s’ils ont un prénom en deux parties et s’ils gardent le nom de famille des deux parents [par exemple, Salvador Dali venait de Catalogne et son nom entier était : Salvador Domingo Felipe Jacinto Dalí i Domènech].
Je m’intéresse depuis longtemps aux manières dont les gens essayent de s’insérer dans de nouvelles cultures. Lorsque j’enseignais l’anglais en Corée, j’avais remarqué que beaucoup de Coréens adoptaient des noms anglais dans leurs cours d’anglais et qu’ils continuaient ensuite à les utiliser quand ils voyageaient à l’étranger. Quand j’enseignais à des étudiants internationaux aux États-Unis et au Canada, nombre d’entre eux avaient des noms anglais mais beaucoup continuaient aussi à utiliser leur nom d’origine. J’ai commencé à m’intéresser à savoir pourquoi les Coréens prennent souvent des noms anglais alors que les Japonais ou les Iraniens ne le font pas. Ou pourquoi les étrangers anglophones en Corée ne prennent habituellement pas des noms coréens pendant qu’ils travaillent là-bas. Pour les nouveaux venus au Canada, cette décision, consistant à garder ou à changer leur nom, peut être importante. Je connais personnellement quelques cas où les personnes avaient des difficultés avec leur nom, au Canada, ce qui les a menés à différents niveaux de stress, de mécontentement, d’inconvénient et même de discrimination ou de rejet.
Dans ma recherche je voudrais explorer cette relation entre l’identité et les noms : quels genres de noms sont problématiques dans un contexte donné ? Pourquoi ? Quels genres de problèmes résultent d’une diversité de noms inconnus ou peu conventionnels ? Comment est-ce que différents groupes de gens répondent à ces problèmes ? Qu’est-ce qu’on peut faire pour réduire certains de ces problèmes ?
MI : Qu’avez-vous trouvé en ce qui concerne la façon dont les gens perçoivent leur propre nom ? Comment cette perception personnelle affecte leur identité ?
KP : Les gens semblent avoir différentes attitudes envers leur nom à différents moments dans leur vie. Par exemple, un enfant peut ne pas aimer son nom si on l’embête avec ça, mais à l’âge adulte, il n’existe plus de moquerie et cette personne commence à l’apprécier plus. Ou bien une personne peut avoir une attitude indifférente envers son nom avant d’immigrer vers un nouveau pays et alors, tout à coup, son nom si ordinaire devient imprononçable et étrange, et va la caractériser comme différente. Ensuite il se peut que cette personne commence à ne plus aimer son nom ou bien sente que c’est un fardeau ou une entrave. D’autres personnes dans la même situation peuvent se sentir heureux d’être uniques. Plus tard dans leur vie, lorsque la personne prend confiance en elle un peu plus et qu’elle prend connaissance des inégalités sociales, il est possible qu’elle soit fière de son nom et le voit comme un signe de son héritage.
Certaines personnes sentent que leur nom représente l’essence de leur être si bien qu’il leur serait impossible de concevoir de le changer, qu’il s’agisse de garder leur nom de famille après s’être marié ou de garder leur prénom après avoir immigré. Même s’ils n’aiment pas leur prénom ou qu’ils voient que c’est problématique, ils ne peuvent tout simplement pas changer leur identité par le simple fait de changer leur nom. L’un de mes étudiants gradués est en train de mener des recherches sur les changements de nom chez les transgenres et elle a trouvé que choisir un nouveau nom pour correspondre à la présentation d’un nouveau sexe est un moment crucial de la transition. Les personnes transgenres cherchent un nom qui « va » avec leur image de soi et lorsqu’ils le trouvent, elles ressentent un soulagement et de la satisfaction d’avoir convenablement résolu leur vrai moi. Dans ces cas-là, choisir un nom est manifestement un acte de construction identitaire.
MI : Que pouvez-vous nous dire sur la façon dont les gens perçoivent le nom des autres?
KP : Des recherches ont déjà montré que si le nom d’une personne est perçu comme « étranger », cela réduit les chances de la personne de se faire embaucher pour un boulot. Cela arrive au Canada, aux États-Unis, en Europe etc. Ce qui est considéré comme « étranger » variera évidemment mais l’effet est le même. Une forme similaire de discrimination se produit dans l’accès à un logement où certains types de noms sont interprétés comme représentant une ethnicité, religion, nationalité ou culture indésirables : les candidats sont alors refusés.
MI : Est-ce que ces perceptions, voire ces préjudices, s’étendent aux noms considérés comme « non-étrangers » ?
KP : Des résultats montrent que des noms particuliers en viennent à être associés à certaines caractéristiques ou certaines catégories sociales. Par exemple, les gens supposent qu’un homme prénommé Josh sera « probablement bon en sport et [que ça doit être] cool d’être son ami, tandis qu’un homme prénommé Bryce sera « probablement un snob pourri gâté ». Une Dolores sera « probablement une dame âgée ou une immigrée » tandis qu’une Jennifer pourrait presque avoir n’importe quel âge et appartenir à n’importe quelle classe sociale. Les gens s’attendent à ce que Lebron soit noir et que Brittany soit blanche. Ce ne sont que des exemples mais, bien sûr, ces associations se basent sur une combinaison de stéréotypes, d’expériences personnelles et de tendances sociales. Ce que je veux dire, c’est que les gens émettent des hypothèses et des jugements sur les gens en se basant sur une perception subjective des noms.
MI : Votre recherche se concentre sur les noms des immigrants au Canada. Comment sont-ils perçus par les Canadiens ? Est-ce que le fait qu’un nom « sonne étranger » se base sur un schéma ou sur des sons particuliers ?
KP : Le degré de familiarité est le facteur déterminant. Les noms italiens ont pu être considérés étrangers ou difficiles à prononcer pour les Canadiens il y a 70 ans mais maintenant ils leur sont plus familiers et les gens n’hésiteront pas à essayer de les prononcer. C’est une question qui dépend vraiment de la personne à qui vous posez la question. Ma recherche a montré que ce qui compte comme un nom « difficile » ou « facile » dépend de l’expérience personnelle (connaissez-vous beaucoup de gens portant ce type de noms ?), de l’aptitude linguistique générale (êtes-vous doué pour apprendre des langues et pour prononcer des sons qui ne vous sont pas familiers ?) ainsi que de l’attitude générale envers différentes sortes de gens (si vous avez une attitude négative envers la diversité, vous rejetterez probablement les noms « étrangers » parce qu’ils sont trop difficiles pour même essayer.)
MI : Qu’est-ce qui fait que les gens créent des associations pour certains noms?
KP : Cela a à voir avec la race, l’ethnicité, la classe sociale et l’âge. Les parents choisissent des noms qui correspondent à leur groupe social. Il y a eu une étude de faite qui a montré comment les prénoms féminins de la haute société en viennent à perdre de leur statut raffiné au fur et à mesure que plus de filles de la classe moyenne reçoivent ce nom de parents aspirants à une ascension sociale. La même chose se produit avec les parents des classes populaires si bien que, finalement, des prénoms comme Ashley et Brittany, qu’on trouvait auparavant seulement chez les filles blanches de la haute-société se retrouvent maintenant parmi les prénoms les plus populaires chez les filles de classes populaires, aux États-Unis. En même temps, il y aura toujours une nouvelle liste de prénoms féminins pour la haute-bourgeoisie pour remplacer ceux qui ont été récupérés par les classes populaires et ce, afin de maintenir la distinction. Les associations particulières dépendent aussi de la manière dont vous venez à connaître le nom, des gens mêmes que vous avez rencontrés et qui portent ce nom et aussi de comment vous les avez perçus. J’ai une amie qui pensait que le prénom Angus était chinois parce que le seul garçon portant ce prénom qu’elle avait jamais connu était chinois.
MI : À chaque fois qu’on me demande mon nom de famille, par exemple pour faire une réservation dans un restaurant, je me mets instinctivement à l’épeler. Est-ce là une habitude commune ? Qu’est-ce que cela montre de l’acceptation de la part de la société des noms propres peu communs.
KP : J’ai déjà entendu parler de cette stratégie par le passé, en particulier au téléphone ou en parlant à du personnel de service qui ne vous connaît pas et avec qui vous n’aurez d’ailleurs pas d’autre interaction. Je crois que cela vient d’un désir d’éviter les erreurs mais cela réduit aussi la possibilité d’embarras pour vous ou pour l’agent de service. C’est une attitude de reconnaissance qu’il existe une grande diversité de noms qui peuvent être difficiles et aussi qu’il n’y a aucune attente à ce que quelqu’un devrait savoir comment épeler ou prononcer un nom. Cela révèle votre propre supposition que l’autre personne aura du mal si vous ne l’épelez pas. Certaines personnes peuvent trouver cela inutile s’ils considèrent leur nom « facile ».
MI : En parlant d’ajustement à certains groupes sociaux, comment les célébrités façonnent-elles la perception des gens qui portent le même prénom, et la popularité générale du nom ?
KP : Des études statistiques ont montré que les personnages populaires de films ou de série télé, ou même les hommes et femmes politiques, provoquent une augmentation du nombre de bébés portant ces prénoms dans les années suivant le pic de popularité de la personne célèbre. Ça peut aussi marcher en sens inverse pour les noms qui se retrouvent associés à des gens qui sont connus pour des raisons négatives ; par exemple, il y a eu une décroissance du nombre de garçons s’appelant Adolf ou Oussama.
MI : Comment les conventions pour prénommer les bébés ont-elles changé dans notre société et qu’est-ce que ces changements disent de nous ?
KP : Les conventions pour le choix des noms sont le reflet de changements sociaux et de l’organisation de la société. Au Canada, tous les bébés doivent recevoir au moins deux noms : le prénom et le nom de famille. Cela a en partie à voir avec le besoin du gouvernement de pouvoir identifier les individus pour les activités telles que les impôts, l’éducation, le vote, etc. C’était autrefois la convention que le bébé prenne le patronyme du père à moins que celui-ci ne soit pas identifié. Maintenant, avec le divorce et les remariages conduisant à des familles recomposées, les noms de famille à trait d’union ou à double nom deviennent de plus en plus commun. Ces derniers sont aussi communs dans des situations où les femmes mariées gardent leur nom de jeune fille tout au long de leur vie au lieu de changer et d’adopter le nom de leur mari. Les pratiques actuelles pour prénommer les enfants montrent ces changements sociaux concernant la position des femmes dans la société et comment cela a touché le mariage et la constitution des familles. Cela signifie aussi qu’il est plus difficile de faire des suppositions sur les gens en se basant seulement sur leur nom : un enfant peut avoir un patronyme différent de celui de sa mère et vous ne saurez pas si c’est parce que sa mère ne s’est jamais mariée mais a donné le nom de famille du père ; si la mère s’est remariée et a rechangé son propre nom de famille ; ou si la mère n’a jamais changé de nom, l’enfant étant adopté ; ou si la mère est en fait la belle-mère de l’enfant. Un(e) enseignant(e) qui connait seulement le patronyme d’un enfant ne peut pas supposer qu’il/elle doit appeler la mère « Madame Nom de famille de l’enfant ». Tout cela n’aurait pas été un problème il y a 50 ans au Canada lorsqu’il était plutôt certain de supposer que les enfants et les parents partageaient tous un patronyme commun.
MI : Chaque année sort une liste des prénoms de bébé les plus populaires à la fois pour les filles et les garçons. Qu’est-ce que cette liste nous montre des parents et de notre société ?
KP : Ça montre que ça intéresse les gens de savoir comment les autres prénomment leur bébé. Ça montre aussi que les parents finissent par faire des choix similaires dans des contextes sociaux similaires sans même en être conscients : (« J’ai choisi Olivia parce que j’aime le son [o]. Je ne savais pas que 2 0000 autres bébés canadiens allaient aussi se prénommer Olivia cette année-là ! »)
MI : Depuis que vous avez commencé votre recherche, est-ce que parfois vous analysez plus ou moins le nom des gens ?
KP : Oui, je suis plus consciente des commentaires que font les gens sur les noms, que ce soit positif ou négatif. Je m’efforce de ne pas commenter les noms des gens à moins que je ne sois en train de parler de la recherche. La plupart des gens à qui j’ai parlé ne veulent pas que leur nom soit évalué ou commenté (« tiens, c’est différent », « comment l’épelez-vous ? », « c’est joli comme prénom »). Ils veulent juste vous dire leur nom et continuer la conversation. Si vous faites une blague ou un commentaire, les chances sont qu’ils ont déjà tout entendu et ça peut devenir fatigant. Je fais de mon mieux pour prononcer et épeler les noms des gens comme ils le préfèrent mais je n’en fais pas toute une histoire et je n’attire pas trop l’attention là-dessus.
MI : Qu’est-ce que vous aimeriez faire ensuite pour votre recherche en onomastique ?
KP : L’usage social des noms m’intéresse toujours tout comme les contraintes pour le choix des noms auxquelles des groupes particuliers font face tels que les immigrants et les gens des Premières Nations. Leurs pratiques pour nommer les gens et leurs systèmes d’écriture ne se conforment pas aux requis institutionnels. Je souhaite explorer ces questions des deux côtés pour voir comment les institutions s’occupent de ces défis que constitue la diversité des noms au Canada aussi bien que comment les individus « vivent leur nom » de manières différentes et avec des conséquences différentes.
Un sincère merci à la professeure Karen Pennesi.Il me semble que les noms sont souvent pris pour acquis. Nous les considérons souvent comme un simple moyen de designer une personne, de la même manière que le mot ‘basilic’ désigne une herbe, herbe que j’aime justement énormément. Comme la Professeure Pennesi l’a indiqué, le nom d’une personne peut façonner ses expériences à la fois dans la façon dont elle se voit elle-même et dans la façon dont les autres interagissent avec elle.
A tantôt,
Michael Iannozzi
Floriane Letourneux, je te remercie beaucoup pour ton aide avec la traduction.