La protection des langues dans leur nouveau foyer

Cette semaine, nous nous intéressons à l’organisation « ELAT » : Endangered Language Alliance Toronto : l’Alliance de Toronto pour les Langues en Danger. Le travail de cette organisation consiste à créer de la documentation pour les langues minoritaires ou menacées d’extinction. L’entrevue se concentre précisément sur leur premier projet : la langue hararie.

Mais l’entrevue est un peu différente parce que nous avons deux invités. Anastasia Riehl est la directrice de l’organisation ; mais afin d’avoir une vue personnelle du harari, j’ai également posé quelques questions à Abdullah Sherif, un locuteur de harari qui a travaillé avec l’Alliance sur la transcription et la traduction d’enregistrements audio en harari.

 

Michael Iannozzi : Vous faites partie de l’organisation ELAT. Que signifie l’acronyme ? Quels sont les objectifs du groupe ?

Anastasia Riehl : ELAT signifie « Endangered Language Alliance Toronto » [Alliance de Toronto pour les Langues en Danger]. Nos objectifs consistent à récolter des donnes pour les langues en danger parlées dans la région du Grand Toronto, ainsi que pour d’autres langues mineures ou sous-étudiées, afin de soutenir les communautés dans leurs efforts pour renforcer leurs langues et pour célébrer le caractère polyglotte de notre ville.

MI : Pourquoi est-il important de récolter des données sur ces langues à Toronto? Pourquoi est-ce que Toronto est un très bon endroit pour procéder à ce travail de documentation ?

AR : Il est important de faire ce travail de documentation pour ces langues où qu’elles soient parlées. Environ la moitié des 6000 langues du monde sont menacées d’extinction, et nombre d’entre elles n’ont jamais été étudiées ou enregistrées. Toronto offre une occasion unique d’entreprendre un travail de documentation du fait du nombre important et de la grande diversité des langues parlées ici, dont certaines se trouvent en voie de disparition au niveau mondial.

MI : Sur quels projets travaillez-vous en ce moment?

AR : Certains de nos projets en cours incluent le malais du Sri Lanka, le harari (en Éthiopie), le bukhori (la langue des juifs de Boukhara en Asie centrale), l’urhobo (au sud du Nigéria) et le faetar (un dialecte franco-provençal parlé en Italie). Dans tous ces cas, il existe au moins plusieurs dizaines de locuteurs à Toronto et nous espérons pouvoir enregistrer une gamme variée d’individus pour chaque langue.

Je me suis ensuite renseigné sur le travail de l’ELAT sur le harari auprès d’Abdullah Sherif, leader de la communauté à Toronto et locuteur de harari. Voici ses réponses.

Abdullah avec son père Abdusamed

Abdullah avec son père Abdusamed

MI : La communauté hararie semble avoir environ 2000 membres à Toronto. Comment est-elle dynamique ?

Abdullah Sherif : Je crois qu’il y a plus de 2000 Hararis à Toronto mais il est vrai que tous ne seraient répertoriés comme pouvant parler la langue. Je dirais que la communauté hararie est très dynamique quand on prend en considération sa taille. On peut les trouver dans tous les secteurs socio-professionnels à Toronto : banquiers, infirmiers, conducteurs de taxis, conducteurs de bus, avocats, patrons d’entreprise, étudiants à tous les niveaux : élémentaire, secondaire, universitaire, étudiants en maitrise, en doctorat… La communauté est socialement active aussi ; elle organise de nombreux événements culturels et religieux pour de grands groupes mais aussi pour des cercles plus restreints.

MI : Le harari vient de la Région Harar. Où est-ce ?

AS : Harar est maintenant une ville fortifiée dans l’est de l’Éthiopie.

MI : Y a-t-il des langues de la même famille que le harari?

AS : Le harari est une langue relativement unique. C’est en fait une enclave linguistique. C’est une langue sémitique [les langues sémitiques les plus connues sont l’hébreu et l’arabe.] entourée de langues couchitiques [tel que le somalien ou de nombreuses langues de la Corne de l’Afrique]. Une langue très similaire au harari est parlé par le peuple silt’e de la communauté des Gouragués. Ils se trouvent justement dans une région relativement éloignée de Harar. Beaucoup de Hararis se sont dispersés à travers l’Éthiopie au XVIème siècle. Certains suggèrent que les ancêtres des Silt’e sont en fait des Hararis émigrés ou du moins qu’ils sont été lourdement influencés par ces derniers.

MI : Pourquoi, d’après vous, est-il important de récolter des données concernant la langue hararie à Toronto?

AS : J’estime que c’est important parce que la langue est considérée en danger. Beaucoup de jeunes ne la parlent pas ou ne la parlent pas bien, prêtant ainsi foi à l’idée qu’elle est bien en danger. De plus, une grande partie de l’histoire de la langue est presque perdue. Créer de la documentation maintenant encouragera peut-être les gens à examiner comme il faut son passé et à ainsi donner à son futur une meilleure chance de survie.

MI : Est-ce que la communauté hararie possède des centres communautaires à Toronto comme des restaurants ou des lieux de rencontre?

AS : En dépit de la petite taille de la communauté, il existe un centre communautaire pour l’héritage harari. Ce qui est intéressant, c’est qu’il existe au moins 90 langues en Éthiopie et que presque chacune d’entre elles est associée à une communauté ethnique différente. Les Hararis constituent l’un des plus petits groupes en termes de population. Pourtant, ici à Toronto, vous trouvez l’unique centre communautaire éthiopien qui sert tous les Éthiopiens et en plus de cela, les Hararis ont leur propre centre communautaire indépendant. Il est possible qu’il y ait d’autres centres spécifiques comme celui-ci mais je ne suis pas au courant. En ce qui concerne les Hararis, en plus de leur propre centre, ils ont aussi des groupes communautaires ou religieux plus ou moins petits. Certains de ces petits groupes sont appelés « affochas » et peuvent être constitués de seulement trois membres. Traduit approximativement, « affocha » signifie « groupe communautaire ». A Harar, on trouve de nombreux affochas et de toutes sortes : pour les jeunes, pour les femmes, les hommes etc. Nous considérons aussi le grand centre communautaire comme un affocha.

MI : Les locuteurs, aussi bien en Éthiopie qu’au Canada, sont presque tous multilingues. Qu’est-ce que cela signifie pour la langue hararie ?

AS : Alors que c’est déjà le cas, le harari sera fortement influencé par les autres langues. Il est intéressant de noter que les locuteurs de harari en Éthiopie utilisent beaucoup de mots amhariques (l’amharique est la langue officielle du pays). J’en surprends plus d’un à chaque fois que j’utilise des mots hararis là où les gens auraient probablement utilisé des mots amhariques. Mais je suis par contre souvent coupable d’utiliser des mots anglais à de nombreux endroits quand je parle harari.

MI : D’après vous comment la langue peut-elle survivre à Toronto?

AS : La langue survivra seulement si les jeunes générations la parlent. Pour que cela arrive, il faut qu’ils en apprécient d’abord l’importance.

[Voici Abdusamed, père de Abdullah, et il parle le harari]

Pour terminer l’entrevue, j’ai ensuite posé au professeur Riehl des questions plus générales concernant l’ELAT et les langues en danger à Toronto.

MI : L’ELAT produit des documents vidéo et audio de ses projets linguistiques. Pourquoi cela est-il important à vos yeux ? Quel est le pouvoir des vidéos et des technologies modernes pour la survie de ces langues ?

AR : Il existe des méthodes variées de documentation linguistique: rassembler des listes de mots, entreprendre des analyses grammaticales, créer des dictionnaires, enregistrer des fichiers audio et vidéo de styles d’expression différents. Toutes ces méthodes sont importantes. À ce stade, nous nous concentrons sur la production de courtes vidéos qui, nous l’espérons, auront une valeur et un attrait immenses pour les linguistes qui étudient ces langues, pour les membres communautaires intéressés pour préserver des exemples de leurs langues ou bien pour les utiliser à des fins pédagogiques, et aussi pour le grand public intéressé d’apprendre un peu plus sur les langues et la vie de leurs locuteurs.

En termes de contenu, nous demandons en général aux participants de discuter leurs expériences en tant que locuteur d’une langue minoritaire dans le contexte torontois. On leur demande aussi de raconter, si cela est pertinent, leur expérience en tant qu’immigrants. De cette manière, nous espérons explorer les stéréotypes de l’expérience migratoire à Toronto ainsi que ceux sur Toronto en tant que ville polyglotte.

MI : Selon vous quel est l’élément crucial pour la survie, à Toronto, du harari et des autres langues que vous étudiez ?

AR : Les langues survivent par transmission intergénérationnelle. C’est lorsque cette transmission décline qu’une langue court le risque de disparaitre. Bien qu’il y ait souvent des forces extérieures travaillant à l’encontre de la conservation de la langue (politiques gouvernementales, facteurs économiques, etc.), la motivation pour maintenir une langue doit venir de l’intérieur de la communauté. Il y a cependant des choses que des personnes extérieures peuvent faire pour soutenir ces communautés, comme entreprendre des projets de documentation, créer du matériel pédagogique ou bien aider à organiser des cours de langues et des événements.

En parlant avec des communautés dont la langue est en danger, j’entends souvent des gens exprimer leur préoccupation concernant le déclin de leur langue parce que les jeunes générations, en particulier, ne sont pas intéressées pour la parler. Néanmoins, je reçois souvent aussi des réactions de la part de jeunes locuteurs ou de locuteurs partiels qui sont très motivés pour s’assurer de la survie de leur langue. Ces jeunes personnes sont la clé du futur de leur langue. Soutenir ces gens et collaborer avec eux en partageant des idées, des outils et des ressources est une manière significative pour s’assurer qu’une langue survit, que ce soit à Toronto ou ailleurs dans le monde.

MI : Qu’est-ce qu’une personne lambda peut faire pour aider ces langues?

AR : Parlez à votre famille, vos amis et vos voisins de l’histoire de leurs langues. Vous serez surpris de voir la quantité de gens qui ont des histoires intéressantes à partager. Si vous rencontrez une personne qui parle l’une des plus petites langues au monde, allez chercher de l’aide pour la documenter. Si vous êtes intéressés par des langues particulières, vous pouvez vous impliquer dans des communautés dans votre quartier. Vous pouvez aussi donner de votre temps, de votre expertise ou de vos ressources à des organisations qui travaillent à créer de la documentation et à conserver des langues en voie d’extinction. Et peut-être bien plus important, soutenez un monde dans lequel le plurilinguisme et les droits des communautés linguistiques minoritaires sont estimés.

 

Mes sincères remerciements à Anastasia Riehl et à Abdullah Sherif. Le travail qu’ils font est indéniablement précieux. Toutes les langues du monde valent la peine d’être sauvées et enregistrées. Durant les dernières décennies, de très nombreuses communautés se sont fracturées et ont émigré à travers le monde si bien que ces morceaux éparpillés ne peuvent garder leur langue vivante lorsqu’ils sont cernés par une nouvelle langue. Ces efforts de documentation sont importants parce que ces langues n’ont pas beaucoup été étudiées mais aussi parce que les communautés présentes à Toronto parlent peut-être une variété ou un dialecte différent de ceux des locuteurs restés dans la région d’origine de la langue.

Si vous souhaitez en apprendre d’avantage sur l’organisation ELAT, veuillez cliquer sur le lien suivant : http://www.elalliance.com

 

À tantôt,

 

Michael Iannozzi

Merci bien à Floriane Letourneux pour son aide avec la traduction!